Jeanne Puchol, pourquoi promouvoir la bande dessinée féminine particulièrement ? Y-a-t-il réellement une différence entre une bande dessinée "féminine" et une bande dessinée "masculine" ?
Pour répondre à la première partie de cette question, je citerai le début du manifeste que nous avons publié en novembre 2007 pour le lancement d’Artémisia, et dont l’intégralité figure sur notre blog : "Parce que la création BD au féminin nous semble peu connue et reconnue, peu valorisée et éclairée, quelques arbres surexposés cachant la forêt des talents laissés dans l’ombre ou à l’abandon. Parce qu’un regard féminin sur la production BD nous paraît essentiel. Parce que se donner le pouvoir de reconnaître et non pas seulement de produire est un enjeu et un symbole des plus importants pour les femmes qui participent à cette aventure. Parce que la BD destinée à tous et largement diffusée, reste un média dominé par l’imaginaire masculin, qui véhicule des stéréotypes écrasants."
Pour répondre à la suite de la question, je dirai qu’à mon avis, il n’y a pas UNE bande dessinée féminine et UNE bande dessinée masculine, il suffit de voir la diversité des registres choisis et des styles graphiques mis en œuvre par les unes et les autres pour s’en convaincre. En revanche, il y sûrement des thèmes féminins et une ou des manières féminines de les aborder. Pour donner un exemple personnel, je citerai "Dessous troublants", paru chez Futuropolis en 1986 : j’y prête aux objets les plus banals du quotidien une sensualité quasi érotique dans leur contact avec la maîtresse de maison – on notera l’ambivalence du mot "maîtresse". Certes, en vingt ans, les rapports que les hommes entretiennent avec les tâches domestiques ont sûrement évolué, mais la sensualité diffuse décrite dans cet album est une expérience davantage vécue par les femmes que par les hommes. L’imaginaire, l’inconscient mis en œuvre dans la création, que ce soit en bande dessinée ou dans d’autres domaines, procèdent du corps, des expériences sensorielles et sont forcément différents d’un sexe à l’autre.
Il semble que les auteures femmes soient plus visibles et récompensées par des prix ces derniers temps : Posy Simmonds (qui est dans votre sélection) a reçu le prix de l’ACBD, Chloé Cruchaudet vient de recevoir le Prix Goscinny, d’autres comme Tanxxx et Lisa Mandel sont sélectionnées à Angoulême... Y-a-t-il une réelle reconnaissance ou est-ce uniquement un effet de mode selon vous ?
C’est quand même un phénomène très récent : un seul grand prix d’Angoulême en 35 ans d’existence du festival (Florence Cestac), des palmarès couronnant plusieurs années de suite la même auteure (Marjane Satrapi)… De là à penser que la création du prix Artémisia est pour quelque chose dans cette évolution, il y a un pas que j’aurai la prudence de ne pas franchir…
Le prix Artémisia est doté cette année d’une somme de 3000 euros grâce au soutien actif de Michel-Edouard Leclerc. Que vous apporte ce nouveau partenaire outre cette somme ? N’avez-vous pas peur d’être "récupérées" ?
Michel-Édouard Leclerc est avant tout un homme qui connaît très bien la bande dessinée, à travers le soutien qu’il a apporté au festival d’Angoulême pendant des années ; et c’est un authentique amateur, collectionneur de planches originales. Bien que cela soit difficile de parler à sa place, je pense qu’il voit dans le soutien à notre démarche la possibilité d’amener plus de femmes à la lecture de bande dessinée. On a vu le public évoluer ces dernières années : le lectorat, du moins celui qu’on rencontrait dans les salons, était encore majoritairement masculin il n’y a pas si longtemps. De même que le succès de "Persépolis" a fait venir à la bande dessinée un public qui n’en lisait pas ou peu, une bande dessinée qui s’adresse davantage aux femmes peut leur faire découvrir et aimer ce mode d’expression. Tout le monde a à y gagner : nous, les femmes auteurs, et les libraires, qu’ils appartiennent à la grande distribution ou pas.
Quant au risque de "récupération", il n’est pas plus grand qu’avec des deniers publics, si on y réfléchit un peu ; mais il y a, en France, une méfiance un peu partisane à l’égard des sponsors ou des mécènes privés, alors qu’ils sont de plus en plus nombreux dans le domaine artistique, y compris les grandes manifestations institutionnelles, il suffit de voir la liste des logos en bas des affiches des grandes expositions, par exemple.
On peut adhérer à l’association Artémisia pour soutenir cette cause. Avez-vous déjà des adhérents ?
Oui, des hommes et des femmes, auteurs ou scénaristes de bande dessinée, mais aussi de simples sympathisants, comme cette femme qui a adhéré à l’issue d’une table ronde, parce qu’elle avait fait du dessin de presse dans le temps… Ces adhésions ont été notre seule source de financement pour démarrer l’association.
Vous-même êtes auteure de bande dessinée depuis plus de vingt ans ; avez-vous eu plus de difficultés que les hommes pour évoluer selon vous ? Est-ce plus facile aujourd’hui ?
LA question à laquelle il est impossible de répondre… parce que quand vous dites "les hommes", j’ai envie de vous répondre "lesquels" ? J’ai sûrement eu plus de difficultés que Joann Sfar, au hasard. Maintenant, si je regarde le catalogue des éditions Futuropolis, chez qui j’ai commencé à publier, je vois les noms de Marc Daniau, qui a abandonné la bande dessinée pour l’illustration, de Götting ou de Chauzy, qui ont atteint une notoriété indéniable, de Séra, qui a rencontré au moins autant de difficultés que moi… Au sein même d’Artémisia, les difficultés rencontrées diffèrent de l’une à l’autre, et sont aussi beaucoup liées à l’époque où elles ont commencé à publier. Je pense que Chantal Montellier, qui a commencé dans les années 1970 a vécu d’autres choses que Sylvie Fontaine qui a démarré dans les années 1990 ou Marguerite Abouet, dont les débuts en 2005 ont immédiatement rencontré le succès.
Vous avez participé dernièrement à l’album collectif "Les enfants sauvés" paru aux éditions Delcourt ; quel est votre prochain album ?
Je viens de finir un album en collaboration avec Rodolphe, qui paraîtra en mars 2009 chez Casterman. Nous avons entrepris une collection qui porte le titre générique et évocateur de "Assassins !" : il s’agit de one-shots consacrés à des affaires criminelles réelles, pas forcément très connues, qui exploreront tout autant le contexte historique et social que la personnalité des criminels eux-mêmes. Je commence actuellement le deuxième volume.
Pourquoi Annie Pilloy ne fait-elle plus partie de votre groupe ?
Annie fait toujours partie du groupe. Elle a souhaité quitter le jury à la fois pour des raisons personnelles et parce que l’éloignement géographique (elle vit à Bruxelles) rendait certaines choses un peu compliquées : expédition des livres, participation à nos réunions… Le mail c’est bien, mais cela ne remplace pas la convivialité, les rigolades – et engueulades – en direct… Pour la délibération du prix 2008, nous l’avons consultée par téléphone, ce qui a dû être quand même un peu frustrant pour elle.
Quelle a été votre action durant cette première année écoulée ?...
Outre la remise du prix 2008, que nous avons pu faire, de manière inespérée, pendant le festival d’Angoulême, nous avons organisé plusieurs rencontres autour de la lauréate, Johanna, et de son bel album « Nos âmes sauvages » : à Paris (à la librairie Violette & co), à Bordeaux, où Johanna habite (à la Maison des Femmes, avec exposition des originaux et à la librairie Olympique). Des reportages ont été réalisés à chacune de ces occasions et mis en ligne sur notre blog. Toujours sur le blog, nous suivons et promouvons l’actualité éditoriale de nos membres. Nous constituons aussi un réseau d’auteures et de partenaires – librairies, festivals… - que nous mettons en relation pour des dédicaces, des animations, des débats... Nous avons enfin créé un fonds Artémisia à la bibliothèque Marguerite Durand, à Paris. Créée en 1932 par la journaliste et féministe Marguerite Durand, cette bibliothèque est consacrée à l’histoire des femmes et au féminisme. Riche de 40 000 livres, 1 000 périodiques, 4 000 manuscrits et de milliers de dossiers documentaires et iconographiques, elle accueille un public venu du monde entier. Chaque année, en lui faisant don des albums sélectionnés, nous contribuerons à constituer en son sein une collection des meilleurs albums de bande dessinée réalisés par des femmes.
(par François Boudet)
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