Comment caractériseriez-vous le dessin de Gillon ?
Je vais faire un emprunt à Moebius au moment où il a commenté la mort de Paul Gillon. Il a dit : "C’est le plus grand des descendants d’Alex Raymond ; mais le plus grand des descendants de Paul Gillon, c’est la Science-Fiction."
Des gens très rigoureux comme Alex Toth ou moins rigoureux mais très doués comme Al Williamson étaient à genoux devant son travail. Je me souviens, un jour j’étais avec Moebius, on venait de boucler Métal Hurlant N°1 et on croise Paul dans une galerie d’art, parce que Paul préférait fréquenter les artistes : des architectes, des acteurs... que les bandessinateurs, cela le faisait chier, le corporatisme. Je me souviens d’avoir vu Paul dans sa décapotable avec Eva Marie Saint qui avait tourné dans La Mort aux trousses d’Hitchcock.
Paul avait vu des planches du début de Arzach. Il dit à Jean : "- J’ai vu, c’est pas mal. Il y a quelques fautes de dessin mais tu l’as très bien dissimulé à la couleur !" Il continue son chemin et je dis à Jean : " - Quand même, il exagère..." Jean me dit : "- Non, il a raison !"
Paul était un moderne qui avait choisi le classicisme. C’est un crooner : il a à peu près la voix d’Andy Williams. Mais il boîte, il choisit le dessin. Il commence à dessiner des partitions pour Charles Trenet, fréquente le Tabou dans l’après-guerre. Il devient un prince de la nuit et un maître du dessin.
Il va faire des progrès avec une extrême rapidité entre Fils de Chine et Wango. Fils de Chine étant un travail admirablement classique et presque chinois, tandis que Wango est un chef-d’œuvre de baroquisme avec des taches presqu’abstraites qui dessinent la forêt. J’étais fasciné par Wango parce qu’il montre à ce moment-là qu’il aurait pu devenir ce qu’est Boucq aujourd’hui : un grand baroque. Mais il trouve cela facile, il préfère se diriger vers le classicisme. Or c’est très rare quelqu’un qui a à la fois les armes baroques et les armes classiques.
Les gens se rendent peu compte aujourd’hui que dans les années 1960, il était le dessinateur le plus réputé de son époque.
Il gagnait par jour ce que maintenant les dessinateurs gagnent en un mois ! Plus que cela, puisqu’en plus de ses six pages par semaine pour 13, rue de l’espoir dans France Soir, il était surpayé pour faire deux pages par semaine dans le Journal de Mickey, il faisait des illustrations pour L’Express et dans le même moment, il dessine les premières pages des Naufragés du temps pour Chouchou où il est également surpayé !
Pourquoi on le surpaie ?
Parce que les journaux vont bien ! France Soir vend à ce moment-là 1,5 millions d’exemplaires par jour ! On ne le surpaie pas, on le paie parce que c’est un journal qui vend bien et qui paie très bien ses collaborateurs. L’Express a le plus fort tirage de la presse magazine. On le paie très cher dans un journal naissant comme Chouchou parce que c’est son tarif ! Mickey a le plus gros tirage de la presse jeunesse.
Pour Métal Hurlant, en revanche, il vient vous chercher...
Il me fait des appels du pied en disant : "C’est bien", mais il ne me le dit pas franchement, il attend que je lui demande de nous rejoindre. Et quand je le demande, il répond : "-Bien sûr !" Il me demande le même prix que Druillet et Moebius, je le lui accorde, parce qu’il le vaut bien, ce qui me vaut une brouille de six mois avec Druillet.
Il commence à travailler sur la suite des Naufragés du Temps où il veut prouver que l’auteur n’était pas que Forest parce qu’ils ont eu des rapports un peu particuliers : ils s’admiraient mais ils n’arrivaient pas à travailler ensemble parce qu’ils avaient l’un et l’autre un ego assez fort. Il commence à faire des histoires courtes parce qu’il aime l’ambiance de la presse, se retrouver dans les réunions de rédaction.
Métal Hurlant, c’était le journal du chaos. Mon idéologie était de laisser cohabiter toutes les idéologies si le fond et la forme correspondaient. Cela allait de l’extrême-droite pourrait-on dire avec les Jalons qui n’avaient plus de journal jusqu’au stalinisme assumé de Chantal Montellier, à ceux qui attendaient les soucoupes volantes comme Macedo, aux punks, à Druillet et Moebius... Ce qui est marrant, c’est que dans les réunions, il discutait avec Max. J’aurais aimé savoir ce qu’ils se racontaient !
Il était moins terrible que Giraud qui était capable de bien accueillir un dessinateur, puis de le critiquer jusqu’à n’en laisser que des morceaux ! Gillon, ce n’était pas pareil. Il n’était pas méchant mais il était d’une impartialité terrible. Il aimait se tenir au courant de ce qui se faisait. Je lui avais amené ce qui est probablement l’un des meilleurs albums de Marini, un western en deux tomes chez Dargaud, L’Étoile du désert, avec un prodigieux scénario de Desberg. Il me dit : "- Je ne suis pas fou de ses couleurs, mais le dessin tient bien." Et il était content car il ne voulait pas être le meilleur dessinateur du monde, d’où le fait qu’il aimait fréquenter des dessinateurs qui n’étaient pas comme lui, comme Topor ou Pellaert ! Ils n’étaient pas en compétition, mais ils avaient beaucoup en commun !
Paul Gillon fuyait un peu le milieu de la bande dessinée parce qu’il trouvait que cela finissait toujours par parler tarifs, éditeurs et tout, il n’aimait pas cela. Je le revois chez Castel, où il avait sa table au rez-de-chaussée. Il y avait Emmanuelle Khanh, Gaël Valenti, Marcello Mastroani, Topor, Daniel Filipacchi parfois... Autour de cette table, nous faisions tous des métiers différents et on ne parlait jamais de son travail ! Roland Topor me dit : "On a un point commun : on est les meilleurs, chacun dans notre domaine !", ce qui était d’un orgueil extraordinaire mais que j’ai pris comme un fait : c’est vrai, je suis en train de faire le meilleur journal du monde, cela a duré trois millimètres d’éternité, mais on était les meilleurs ! Lui, il se nourrissait des gens qui ne faisaient pas la même chose que lui. Jusqu’à ce que je lui offre une planche de George McManus, il n’y avait à son mur que des peintres abstraits à la Nicolas de Stael et pas une seule planche de bande dessinée, y compris les siennes.
Paul Gillon a-t-il aujourd’hui des héritiers ?
Non, Giraud a raison : son seul héritage, c’est la Science-Fiction. Si des Blain, des Blutch ou Brüno veulent aller vers un certain réalisme, ils le pourraient sans problème. Mais les conditions ne sont plus les mêmes. Paul Gillon a eu la chance de produire au seul moment où l’on pouvait vraiment vivre raisonnablement avec la bande dessinée et avoir une production suffisante pour pouvoir progresser dans des médias différents, faisant des compte-rendus de procès comme Cabu, ou des illustrations pour L’Express, tout en dessinant des voitures et des toilettes à la mode dans 13 rue de l’espoir ou des récits de science-fiction, cela, on ne l’aura plus jamais. Il n’y aura plus jamais de Paul Gillon, sauf si Internet créait des supports suffisamment forts qui soient le seul relais possible -c’est en tout cas ce que pensent les Chinois- pour créer un effet de masse où les mecs travailleront comme des chiens mais seront bien payés. Et contrairement à ce que croient les gens, cela va se passer !
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Les Dames de Paul Gillon - Jusqu’au 27 juillet 2013
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