Comment est né ce projet ?
Je suis ami avec Yann Le Gal [co-scénariste de Vies tranchées] depuis le lycée. On a commencé à faire de la BD ensemble. Après, il s’est lancé dans la peinture et a rencontré Hubert Bieser alors qu’il était en résidence dans un village. Hubert avait travaillé longtemps dans un hôpital psychiatrique. Dans les années 1980, pour faire une thèse, il avait récupéré des documents confidentiels sur les soldats qui étaient devenus fous pendant la Première Guerre mondiale.
Ce sont des documents qui sont normalement protégés 100 ans après la mort de la personne. Mais je pense que pendant les années 1980, tout le monde se fichant de la guerre de 1914, il a pu se les procurer facilement. L’intérêt pour cette guerre est finalement assez récent. Toujours est-il qu’il avait ces documents, et il n’avait pas réussi à monter sa thèse.
Et Yann Le Gal vous a proposé d’en faire une BD ?
On en a discuté et oui, bien sûr, on pouvait en faire une BD. Mais quel genre ? Je tenais au côté témoignage, mais aussi à l’émotion qu’on pouvait avoir dans quelque chose qui ressemble à de la fiction. Il fallait monter une sorte de fiction réaliste. Je ne voulais pas un alignement de cas, les uns après les autres. Ça aurait fait un peu patchwork. Donc j’ai eu l’idée d’un fil rouge avec un personnage, qui est en réalité l’assemblage de deux dossiers médicaux, dans lequel s’intercalent des histoires courtes réalisées par des dessinateurs différents. Auxquels on n’a d’ailleurs pas donné de scénario. Juste le dossier médical : son nom, sa maladie, comment il a été soigné, mais aussi des lettres de ses proches. Et comme je voulais que les gens s’investissent et ne fassent pas un boulot de commande, je leur ai demandé de créer une histoire autour de ce dossier.
Et comment avez-vous travaillé avec Hubert Bieser ?
Il nous a confié les documents. Il a fait plein de retours historiques sur le scénario. Il a aussi écrit les pages de la discussion des médecins.
C’était une sorte de conseiller technique ?
Oui, c’est ça, mais c’est un grand fan de BD. Même s’il a 74 ans, il a toujours aimé la BD, il en achète beaucoup.
Et la complexité du scénario impliquait que ça soit collectif ?
C’était mon idée de départ. Pour expliquer un peu le livre, à chaque fois que le héros/fil rouge rencontre quelqu’un, on entre dans la tête de cette personne pour comprendre son cas le temps d’une histoire courte. Je voulais qu’à chaque fois que l’on change de soldat, dont chaque maladie est d’ailleurs différente, il y ait un graphisme particulier, une autre ambiance, un autre ton. J’ai choisi des gens très différents pour cela.
Justement, comment s’est passé le choix des dessinateurs ?
Ce sont des gens dont j’aime bien le travail et que je connaissais. Et puis, je voulais aussi qu’on ait un panel de ce qui se fait en bande dessinée aujourd’hui, qu’on ait de tout. C’est aussi une manière d’ouvrir les yeux des lecteurs. Parce qu’en plus, ce livre va peut-être être lu par des gens qui ne lisent pas de BD. Ça crée une ouverture. C’est ça qui est intéressant.
Et vous n’avez pas eu peur que ça soit un peu trop patchwork ?
Non, parce qu’avec le fil rouge, il y a une ligne directrice et c’est moins patchwork qu’une succession d’histoires courtes.
Ce qui peut parfois troubler le lecteur, c’est de retrouver les mêmes lieux dessinés avec un style différent.
Oui, c’est possible. En tout cas, on a fait très attention à ça. On a contrôlé l’exactitude des dessins. Parfois, il y avait plus de fenêtres, etc. Il y a certainement encore des erreurs. Mais c’était important pour moi que le personnage principal et son environnement se retrouvent dans les histoires courtes. Ceci étant dit, ce n’est pas facile de faire travailler quatorze dessinateurs ensemble. Par exemple, on avait demandé à chacun de dessiner son personnage pour le trombinoscope de la fin. Et puis, tout le monde a oublié, donc finalement, on a demandé à Benoît Blary [le dessinateur du récit fil rouge] de faire tous les portraits.
Et pour le dessin, chacun a travaillé dans son coin ?
On a demandé à tout le monde, assez rapidement de dessiner son personnage pour le donner à Benoît afin qu’il l’intègre dans le fil rouge. Pour quelques cas, c’est Benoît qui a dessiné avant. C’est sûr que c’est plus compliqué et dans ce genre de projets, je comprends pourquoi les gens préfèrent faire une suite d’histoires sans liens entre elles.
Les séquences s’enchevêtrent, mais heureusement, les séquences hors fil rouge sont indépendantes les unes des autres.
D’ailleurs on s’est posé des questions sur les histoires. Parfois, on voit des personnages avant même qu’on les croise. C’était compliqué, mais amusant à faire. La difficulté, c’était de rendre l’ensemble simple à lire. Le but n’était pas que le lecteur se pose des questions sur la narration mais sur le contenu de l’histoire.
Le fil rouge, c’est l’univers des hôpitaux psychiatriques pendant la Première Guerre mondiale, donc très original.
Oui, même en livre, en essai, il n’y a pas grand-chose. C’est assez caché. Il y a eu un livre en Angleterre. Les Français et les Allemands n’en ont jamais parlé. C’était caché, et en même temps gênant. Ce n’est pas très glorieux pour un pays. Je pense que Tavernier en parle un peu dans La vie et rien d’autre parce qu’il est au courant de tout ça. Donc on fait une BD qui dépasse la BD. J’en suis assez fier. C’est vraiment un travail de recherche historique.
Il y a aussi des séquences qui se déroulent dans les tranchées. Est-ce que ça a été une difficulté pour les dessinateurs de s’échapper des modèles comme Tardi par exemple ?
Non, je ne pense pas. En revanche, je suis assez vigilant sur les tranchées parce que ça fait un moment que je m’intéresse à la guerre de 1914 [JD Morvan est né à Reims et y habite actuellement]. Je me souviendrai toujours, dans les Maîtres de l’orge de Van Hamme, de ces soldats qui montent à l’assaut sans préparation d’artillerie avant et qui, soudain, se font tirer dessus par les Allemands en criant : « Attention, ils ont des mitrailleuses », alors que tous les soldats français savaient qu’en face ils avaient des mitrailleuses. Et les Allemands sortent sur le no man’s land pour combattre à découvert. Ça, ce n’est pas la Première Guerre mondiale. Inversement, il y a quelque chose que je n’ai jamais vu en BD, c’est le désordre incroyable au moment de l’attaque. C’est-à-dire que les soldats qui étaient tués par l’artillerie avaient leurs sacs, leurs vêtements qui étaient déchiquetés et tout leur équipement se répandait par terre. C’est un détail, mais ça, on ne le voit pas.
Pas facile de se démarquer de Tardi quand même.
Il a fait du bon boulot. Je n’ai pas la vision libertaire de Tardi. J’adore ses BD sur la guerre mais je pense qu’il y a autre chose à raconter aussi. Mais heureusement qu’il était là.
La déception qu’on peut avoir à propos de cet album est le manque d’homogénéité des dessinateurs. Tous n’ont pas le niveau de Manuele Fior ou de Cyrille Pomès par exemple. C’est dommage qu’ils ne soient pas tous à ce niveau-là.
Oui, je comprends, mais moi je crois qu’ils le sont. Ils ont juste des styles tellement différents que ça devient difficile de juger. J’aime bien le style de Bourlaud qui fait un peu image d’Épinal. Bon, il y a peut-être des dessinateurs qui auraient pu faire un peu mieux. C’est pas facile avec des histoires courtes. Pour le fil rouge, je voulais quelque chose d’assez classique. Je trouve que ça fonctionne bien, mais on a un peu perdu le trait noir qui entoure les personnages et ça me gêne.
Avec Le Cœur des batailles, vous avez déjà abordé un récit historique, toujours sous l’angle de la guerre.
C’est quelque chose qui me touche depuis toujours. J’ai du mal à ne pas faire des histoires de soldats. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où on devient ce qu’on est. La guerre est un révélateur puissant, parce qu’il n’y a plus rien à perdre. Mentir sur ce qu’on est n’est plus utile.
(par Thierry Lemaire)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion