Après la période Spirou, vous reprenez Bizu.
Il y a eu quelques histoires dessinées par Gégé pendant que je faisais Spirou, et puis on a arrêté. Et Bizu est revenu sur le devant de la scène depuis que je l’ai repris. Quatre albums ont été publiés chez Dupuis, dont je suis assez fier.
Comment vous expliquez que la série n’a pas eu autant de succès qu’elle aurait dû en avoir ? Parce qu’il y avait tous les ingrédients pour que cela devienne un best-seller.
On a essayé d’analyser la chose. On est arrivés à cette conclusion que graphiquement, la série était plutôt pour les enfants, alors que le contenu, des petits contes philosophiques, n’était pas du tout adapté à ce lectorat. La couverture était ciblée enfants alors que les histoires sont incompréhensibles pour des petits de 8/9 ans. C’est ma faute.
C’est vrai que ça plaisait beaucoup aux adultes.
Et aux filles adolescentes aussi. Dupuis va sortir l’intégrale Bizu. On va voir si ça marche, si on sent qu’il y a un petit appel... À ce moment là, on peut redémarrer. Tatiana Domas, une dessinatrice, s’est préparée à la reprendre, a fait des essais et est prête à mettre en images mes scénarios. Et là, ce sera vraiment très enfantin.
Dans toutes vos séries, j’ai l’impression, et je ne suis pas le seul, que le fil rouge c’est la poésie.
C’est rigolo, parce que tout le monde dit que je suis un poète mais je n’ai pas du tout l’impression d’en être un. On m’a même surnommé le poète breton. Tant mieux. Je prends ça pour un compliment, mais je n’ai jamais très bien compris...
Bon, alors c’est naturel. (rires)
Oui, je dois avoir la fibre poétique.
Alors justement, vous parliez de poète breton. Le fait de commencer par Bizu dans la forêt de Brocéliande, et de faire l’Ankou chez Spirou, c’était une nécessité, une facilité, une volonté un peu militante ?
Bizu, c’était une bande dessinée volontairement bretonne. Schnokbul joue un petit peu de cornemuse, tout ça. L’Ankou, c’est un hommage à ma grand-mère. Quand elle était jeune fille, elle était conteuse. Quand j’étais gamin, elle me racontait des histoires pour m’endormir. L’Ankou revenait sans arrêt et elle me foutait les jetons avec ça. Un jour j’ai eu envie de parler du nucléaire. Je me suis dit : nucléaire, maladie, mort. Mort, Bretagne... : L’Ankou ! Tiens ? Ce serait pas mal de ressortir le valet de la mort en parlant du nucléaire. Un message à peine appuyé (rires). Et j’ai bâti mon histoire autour de ça. Et je trouve qu’en plus, L’Ankou ça fait un beau titre. Mais ce personnage-là existe dans toutes les civilisations. J’aurais pu aller le chercher chez les Espagnols, en Finlande, etc. Là, je l’ai situé en Bretagne parce qu’il y avait les centrales nucléaires, les monts d’Arrée. Et puis ça me faisait plaisir de faire une histoire qui se passait en Bretagne. Une doc facile à trouver...
Et puis c’était l’époque où il y avait beaucoup de manifestations contre l’implantation de centrales nucléaires en Bretagne.
Ils se sont bien servis de mon Ankou, hein. Dans la troisième intégrale Spirou, où il y a L’Ankou en couverture, il y a dossier d’introduction, qui explique en passant pourquoi j’ai quitté Dupuis, et puis l’utilisation qui a été faite de mon personnage. Il y a eu de grandes manifs à Quimper avec un Ankou de 3 mètres de haut. C’est tombé au moment de la centrale de Plogoff.
Ça coulait de source que ça se passe en Bretagne.
Mais je n’ai fait qu’une seule histoire de Spirou en Bretagne. On m’a dit « ouais, mais il y a aussi Du Cidre pour les étoiles ! ». On m’a reproché de faire un Spirou breton. Mais Spirou n’a jamais été breton, beaucoup moins que Gil Jourdan par exemple. On fait du cidre partout en Europe ! Mais il y a pire.
Jean-Luc Dupuis, un des fils de la famille, a dit que Tora Torapa également, c’est breton. À la réunion de la dernière chance où j’ai réuni tous les gens de chez Dupuis pour voir ce qu’ils avaient à me reprocher, je lui dis « - Attends, ça se passe entièrement en Polynésie ». Et il me répond, « - Oui, mais ça fait breton ». Et là je ne comprenais pas.
Et c’est bien après que j’ai appris pourquoi. Les Dupuis se déplaçaient tous les lundis à Paris rue Bellini, pour faire le point avec les représentants, et donc ils épluchaient le Spirou de la semaine. Et cette semaine-là, Tora Torapa passait dans le journal. Il y avait l’arrivée à l’aéroport de Tora Torapa. Bon, pour faire l’aéroport, j’avais fait des bâtiments modernes et puis j’avais mis des mâts avec plein de drapeaux de tous les pays. Je m’étais amusé, petit clin d’œil, à mettre un drapeau breton parmi tous les autres. Et à la réunion, le représentant de l’Ouest (qui me l’a raconté plus tard) dit à Jean-Luc Dupuis « - Oh, regardez, il a mis un drapeau breton ! » Et Jean-Luc Dupuis, c’est de ça dont il s’est rappelé. « - Ça fait breton », pfff…
La Bretagne fait tout de même partie de votre vie personnelle et professionnelle. Vous avez par exemple accueilli certains auteurs dans votre atelier pour les accompagner, comme l’ont fait Franquin et Jijé à leur époque. Cette transmission, c’était le souvenir de votre expérience avec Franquin ?
Oui, mais avec les dessinateurs que j’ai accueillis, c’était plus un échange qu’un enseignement. Bien sûr, j’avais des trucs à leur apprendre qu’ils ne connaissaient pas. Mais ils critiquaient aussi mon travail, ça a été très enrichissant. Ils ne sont pas tous venus au même rythme. Il y en a certains qui ont carrément vécu dans mon atelier comme Malo Louarn ou Jean-Luc Hiettre. Il y en a d’autres qui ne venaient que le mercredi ou le samedi. Je m’arrangeais toujours pour qu’il n’y en ait pas deux en même temps, parce que je n’avais pas le même message à délivrer. Lucien Rollin venait toutes les deux semaines. Gégé c’est pareil. Emmanuel Lepage était là sans arrêt. À une époque, je me demandais si c’était moi ou ma fille qui l’intéressait. (sourires) Emmanuel était souvent là, comme Michel Plessix, mais jamais ensemble. C’était une période très intéressante. Il n’y avait pas encore trop de gens dans le métier. Les portes étaient encore ouvertes. Je sentais chez eux tellement de qualités. C’était vachement bien.
Et vous alliez aussi loin que Franquin ? C’est à dire ouvrir les portes chez Dupuis.
C’était un peu ça, parce qu’il se trouve qu’il y avait Thierry Martens dans la rédaction de Spirou avec qui j’étais assez copain. Il me faisait confiance. Quand j’avais un élève assez au point, je lui disais d’envoyer ses dessins à la rédaction de Spirou, et puis j’appelais Martens pour le prévenir et lui demander de regarder avec attention. Donc, il y en a certains qui ont démarré comme ça.
Et aujourd’hui, vous avez encore des apprentis dessinateurs dans votre atelier ?
Oui, mais pas beaucoup. J’ai deux filles et un petit gars. Mais ils ne viennent pas souvent. Les deux filles travaillent et le garçon est lycéen à Rennes mais pas souvent là. Mais je n’ai pas trop le temps non plus. Et puis le temps des Chevaux du vent, mon atelier a été envahi de documentation. C’était un tel bordel que je ne pouvais recevoir personne. Quand je les recevais, c’était dans ma cuisine, on discutait un peu. Là, j’ai tout rangé.
Alors justement, les Chevaux du vent. Un nouvel univers que vous n’aviez jamais abordé. À part l’amitié pour Christian Lax, qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ce projet ?
Il y avait très longtemps que Lax voulait qu’on travaille ensemble. On est très amis. Il me disait « Je ne te ferai pas de scénarios tant que tu feras du gros nez ». Et moi, je continuais à faire du gros nez. Et les Crannibales se sont arrêtés, ça ne marchait pas bien. Je me suis demandé ce que j’allais faire. J’avais 61 ans. Est-ce que je me mets à la retraite ? Ou est-ce que je tente autre chose ? Oh et puis merde, je tente le dessin réaliste. Hop, comme ça. J’appelle Lax et je lui dis « Allez, je passe au réaliste ». Il me répond « Je t’envoie un synopsis ». Moi, je me dis « De toutes façons, quoi qu’il m’envoie, je l’accepte ». J’aime bien ce genre de défi. Et je vois arriver le synopsis sur mon écran ¼ d’heure plus tard...
L’Himalaya m’emmerdait. Ce peuple-là ne m’intéressait pas. L’imprégnation religieuse partout me sortait par les trous du nez. Mais j’ai accepté. J’ai commencé à bosser, bosser, bosser sur ces pays-là. Au bout de trois mois, j’étais passionné par les royaumes himalayens. Ces peuples me passionnaient. J’en avais toujours rien à foutre de l’imprégnation religieuse, mais graphiquement, c’était intéressant. Plein de petits monuments qui remplissent le décor, les robes des moines, les chevaux du vent, etc. Ces peuples m’ont touché. À tel point que j’ai eu un grand coup de cafard quand j’ai terminé le second tome.
Dans le style dépaysant, on connaît moins votre implication en Afrique par le biais de stages de dessin. Vous ne faites plus ça ?
Le dernier que j’ai fait c’était au Cameroun, il y a huit ans. Au départ, c’était au Sénégal. Ça venait du Le Gri-gri du Niokolo-Koba, qui avait fait de moi un dessinateur de bande dessinée apprécié en Afrique. Le président Sédar Senghor avait reçu un exemplaire et m’avait envoyé un courrier pour me remercier. Quand j’ai été de passage là bas, Abdou Diouf m’avait invité à sa table alors qu’il était Premier Ministre. C’était un petit peu la bande dessinée nationale du Sénégal. On m’a souvent fait venir là bas pour animer des stages pour les enseignants, les formateurs en pédagogie, les étudiants, les dessinateurs. J’ai dû faire une dizaine de stages à Dakar. On me payait des vacances en Casamance, on faisait venir ma femme. C’était génial. En Côte d’Ivoire, j’ai participé une fois au festival Coco bulles. Moliterni était là d’ailleurs. Une expérience intéressante, surtout qu’on était là bas au moment où ils se tiraient dessus. Un soir, il y a une balle qui a sifflé pas loin de notre voiture, je n’étais pas rassuré. Au Cameroun, je suis allé deux fois.
C’était une expérience importante pour vous ?
C’était génial, parce que les Africains ne fonctionnent pas exactement comme nous. Quand on leur demande de créer un scénario, chacun arrive avec 50 histoires. Pour l’imagination, là, les Bretons sont battus ! Mais ce sont des histoires africaines que l’on ne comprend pas bien. Je leur expliquais qu’il fallait que leurs histoires soient un peu plus universelles s’ils voulaient qu’elles soient lues partout. On a pas mal travaillé. Ils étaient très réceptifs. Parmi ceux que j’ai eu en stage, il y a eu Pahé qui est devenu un dessinateur chevronné. Les autres ont plus de mal.
Nous avons entendu parler d’un projet avec Kris au scénario. De quoi s’agit-il exactement ?
Deux albums sur une histoire qu’il a débusquée à travers les recherches d’une prof de la Fac de Bretagne Sud à Vannes. Cette femme a ressorti des dossiers qui sont connus que de quelques personnes. Pendant la dernière guerre, les Allemands ont fait prisonnier l’armée française. Ils ont amené les blancs en Allemagne. Des Noirs et des Arabes, en revanche, ils n’ont pas voulu. Ils ont fait des camps en France pour ces gens là, dont cinq en Bretagne. Le plus important de tous étant près de Quimper. Ce qui s’est passé, c’est que ces gens-là ont travaillé dans les fermes. Et puis bien sûr, il y a eu des histoires d’amour avec les petites fermières bretonnes, avec des enfants à la clef. Certains ont fui le camp et ont rejoint la Résistance. Il y a eu des Noirs et des Arabes dans la Résistance en Bretagne. On a des preuves écrites.
Donc l’histoire, ce sera sur tout ça, et notamment sur l’épilogue. Car quand la guerre est finie, tous ces soldats-là ont été mis dans des bateaux et renvoyés dans le Maghreb et en Afrique noire sans autre forme de procès. Ceux qui avaient des enfants ou des histoires d’amour, on s’en foutait. Vous rentrez chez vous et vous fermez vos gueules. Le problème, c’est qu’arrivés à Dakar, ils devaient toucher un petit pécule qu’ils avaient gagné en travaillant dans les fermes. Le pécule était arrivé à Dakar, mais il avait déjà été dilapidé par les officiers en place. Les mecs se sont rebellés et il y a eu un véritable massacre. On va commencer notre album par ça, et puis ensuite on va revenir en arrière. Kris va bientôt m’envoyer le scénario.
Toujours dans un style réaliste.
Oui, en couleur directe, mais cette fois-ci peut-être à la gouache. Il faut que je travaille ça, je vais voir.
Comment vous expliquez qu’à 70 ans, vous déjouez tous les pronostics du dessinateur qui devient dépressif avec le temps ?
Je suis animé par une passion, ce n’est pas plus compliqué que ça. Je ne me vois pas m’arrêter de dessiner. Je pense parfois à prendre ma retraite, mais qu’est-ce que je ferais ? Alors, parfois je caresse un rêve. Si un jour, vraiment, je prends ma retraite et j’arrête, alors je vais enfin réaliser le rêve que j’ai depuis mon enfance, c’est-à-dire réserver une pièce de la maison pour monter un grand réseau de trains électriques miniatures. Mais je ne le ferai sans doute jamais.
(par Thierry Lemaire)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Pour lire la première partie de l’interview, cliquez ICI
Participez à la discussion