"CRA" est votre premier album de BD ; celui-ci porte sur les Centres de Rétention Administrative. Pourquoi cet intérêt pour un tel sujet ?
Il y a bientôt sept ans, mes enfants étaient à l’école et je faisais partie d’une fédération de parents d’élèves (la FCPE).
C’est par des contacts liés via cette association que j’ai été sensibilisé au problème des personnes sans papiers.
J’avais déjà une sensibilité qui me poussait à m’intéresser à ce genre de sujets, mais jusque là je n’avais rien fait de concret.
Mais voir des gens qui habitent dans la même commune que vous et qui sont dans la détresse pour des raisons purement administratives, parce qu’on refuse de leur permettre de vivre où ils le souhaitent, alors que ce sont visiblement des gens bien, qui ne demandent qu’à pouvoir travailler et vivre tranquillement, c’est réellement révoltant.
Avec des copains d’autres associations locales (notamment les Jardiniers de Tournefeuille) nous avons donc monté un collectif sur Tournefeuille, "Tournefeuille Sans Papiers".
Heureusement, il y a pas mal de retraités qui ont un peu plus de temps que moi dans ce collectif, et qui font un travail formidable, notamment d’aide au montage de dossiers administratifs.
En avril 2012, notre collectif, ainsi que le CLIC (Comité de Liaison Inter-Collectif d’aide aux sans papiers dans la région de Toulouse et ses environs), ont participé à une campagne menée au niveau européen et africain par les associations Migreurop et European Alternatives.
Cette campagne nommée Open Access "appelle les journalistes et les membres de la société civile à visiter les lieux d’enfermements d’étrangers, afin d’informer et de soutenir le présent appel".
Nous étions donc invités à nous rendre au centre de rétention de Toulouse/Cornebarrieu, juste à côté de Toulouse, et de demander au préfet l’autorisation de le visiter par des délégations de journalistes et de membres d’associations ou de collectifs.
Nous n’avons bien évidemment pas obtenu cette autorisation, mais nous avons pu nous rendre aux parloirs et rencontrer des personnes "retenues".
À la fin de la campagne, qui a duré douze jours, nous avions recueilli un bon nombre de témoignages, plus d’autres que la Cimade nous avait fournis. Et il y avait aussi les témoignages des associations sur le déroulement de la campagne.
Nous nous sommes demandé comment témoigner de tout cela et informer le grand public de tout ce qui se passe.
Comme je faisais de la bande dessinée depuis toujours, en amateur, je me suis dit que ce serait un bon moyen de communiquer tout cela, et je me suis lancé !
On parle assez peu de ces centres d’une manière générale et dans la BD, le cinéma ou la littérature d’autant plus... Pensez-vous que la bande dessinée soit un bon vecteur d’information ?
Effectivement, la bande dessinée me semble un outil idéal pour informer sur ce type de sujets.
On a vu l’efficacité de ce mode d’expression dans le cadre de projets comme "La revue dessinée" ou comme le post de Pénélope Bagieu sur la pêche en eaux profondes.
La bande dessinée est ludique (par la présence des images et la dynamique de leur juxtaposition), lue facilement, rapidement, mais peut laisser des traces profondes dans l’esprit du lecteur.
Sous forme de livre, elle peut être le support de soirées débats avec des associations dans des librairies ou des festivals, et ainsi propager un message de manière particulièrement efficace.
Et elle peut toucher, surtout, un public qui n’est pas forcément sensibilisé à ces questions.
Par exemple, lors de mes rencontres avec le public dans la région de Toulouse, beaucoup de personnes ont appris de cette façon qu’ils vivaient à côté d’un centre de rétention. Quelqu’un pensait que je l’avais inventé pour les besoins du livre ! Lorsque je lui ai assuré que non, qu’il y avait réellement un CRA à Cornebarrieu, à deux pas de chez lui, il a été un peu perturbé.
D’autres - souvent des plus jeunes - ne savent même pas que ce genre d’endroits existent. Et ceux qui savent tout cela, ne se représentent pas toujours ce qu’implique l’existence de ces lieux, comment ils fonctionnent et ce qui peut s’y passer.
Donc, oui, je pense que la bande dessinée en général, et celle-ci en particulier, peut avoir une certaine efficacité pour transmettre des messages, et permettre une prise de conscience chez certains lecteurs.
Après, je reste quand même lucide sur l’impact que peut avoir ce type de projets sur la société...
Justement, que se passe-t-il dans ces centres ?... Pourquoi ce silence relatif autour des CRA selon vous ?
L’administration n’est pas spécialement fière, il me semble, de l’existence de ces centres.
En tout cas, il n’en est pas fait de publicité. Ils sont placés dans des endroits invisibles, où on ne les remarque pas.
À Cornebarrieu, le centre est placé le long des pistes de l’aéroport de Blagnac, sur une route où les gens roulent vite.
On le confond avec une usine ou un hangar quelconque. C’est comme ça partout. Il existe 23 centres de rétentions en France.
Celui de Cornebarrieu draine une grosse part du sud-ouest de la France.
Voilà en gros comment cela fonctionne : quelqu’un a une "tête d’étranger", il se fait contrôler par la police, arbitrairement.
Si celui-ci n’a pas de papiers, il est mis en garde à vue. Si il fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), il est directement placé au CRA.
Dans les cinq jours suivant sa mise en rétention, la personne doit passer devant un juge qui va décider si elle peut être expulsée ou non.
Si non (par exemple si la personne est mineure, ou si il y a une irrégularité dans le dossier), la préfecture fait appel au tribunal administratif. Si l’appel est rejeté, la personne est libérée.
En général de nuit, dans un endroit où elle n’a jamais mis les pieds, le long des pistes, ne sachant pas où elle est.
Si oui, la personne est expulsée. Le délais maximum de mise en rétention est de 45 jours.
Le CRA est un centre géré par la police, ce n’est donc pas une prison, administrativement parlant. Mais le fonctionnement est le même.
Les deux différences principales sont que les personnes ne sont pas enfermées dans des cellules, mais peuvent circuler dans le centre ; et que les personnes n’y sont pas à titre punitif. Elles n’ont commis aucun délit. Elle sont là pour des raisons administratives, "à cause des papiers".
Ce qui s’y passe, c’est beaucoup de détresse et d’incompréhension. Les gens sont enfermés alors qu’ils n’ont rien fait de mal, ils ne comprennent pas pourquoi.
Il y a parfois des bagarres, des grèves de la faim, des tentatives de suicide, des incendies dans certains cas.
J’ai lu récemment dans le journal qu’il y a eu une grève de la faim collective à Cornebarrieu parce que les policiers mettaient de la musique dans la salle où les retenus musulmans font leurs prières.
Il y a parfois aussi des enfants dans les CRA. Même si la France a été condamnée par la cour européenne des droits de l’homme pour cela, des familles avec enfants continuent d’y être enfermées.
D’après les témoignages que vous rapportez, les personnes ressortent de ces centres souvent traumatisées... Tout cela est d’une grande violence. Vous essayez de rendre ce sujet plus "humain" que les éternelles statistiques sur les reconduites à la frontière et autres "chiffres" sur l’immigration... Votre style fait parfois penser à celui de Davodeau ; est-il une de vos sources d’inspiration ?
Oui, j’ai essayé de rendre compte de la réalité de ce que vivent les gens qui passent par là.
"Sans papiers", ou "clandestins", ce sont des termes qui mettent les gens dans une case, qui les classent en tant que phénomène social.
Ça masque une réalité toute simple, qui est que les "sans papiers" sont des êtres humains comme vous et moi,
qui ont simplement décidé un jour, pour un raison ou pour une autre - parfois sans avoir le choix - de venir vivre en Europe.
Je suis resté au raz des témoignages pendant tout le livre, pour justement rester au niveau de l’humain, et ne pas considérer le phénomène social en tant que tel.
Je pense que comme ça le livre est plus intéressant, et aussi plus juste.
Je ne voulais pas faire une thèse sur le sujet (ce qui aurait ennuyé tout le monde, moi le premier), ni un reportage soi-disant "objectif" (ce qui n’existe pas), mais un livre intéressant, et même si possible passionnant à lire, dans lequel le lecteur puisse ressentir les angoisses des personnages.
On est au cœur du problème sans être parasité par des considérations politico-médiatiques. Ce sont juste les histoires des gens. Je crois vraiment que si les gens qui votent pour l’extrême droite connaissaient ceux dont ils ont peur, ils changeraient d’avis.
En ce qui concerne le style, j’aime beaucoup Davodeau, mais je n’ai pas pensé à lui en faisant le livre. A vrai dire je le connaissais peu avant la sortie des "Ignorants".
Mais comme "Les ignorants" est sorti en 2011, avant que je commence "CRA", il m’a peut-être influencé à mon insu (d’autant plus qu’après j’ai lu ses autres livres).
Au départ je suis très influencé par la bande dessinée franco-belge - Spirou surtout, comme énormément de monde.
Dans ce livre, j’ai essayé de me détacher de ce style, pour faire quelque chose de plus réaliste et expressionniste à la fois. Très noir, comme les histoires qui sont racontées.
Du moins pour les témoignages des migrants, les témoignages des associations étant traités dans un style plus traditionnel pour la bande dessinée.
Mais, même dans les histoires "noires", le fond franco-belge transparaît toujours.
J’aimerais dessiner comme Baudoin ou Blutch, mais j’en suis loin !
Pensez-vous que le ministre de l’Intérieur actuel va faire évoluer la situation des CRA ? Craignez-vous, a contrario (?), le retour de Sarkozy ?
On a vu très peu d’évolution sur les questions migratoires entre les gouvernements de la présidence Sarkozy et ceux de Hollande. On a même vu un record d’expulsions en 2012, alors que Manuel Valls était à l’Intérieur.
Sarkozy gesticulait beaucoup plus que Hollande sur le sujet, mais la pratique est à peu près la même. Sauf que maintenant certains militants socialistes se sentent en porte-à-faux, ce qui ne facilite pas le travail sur le terrain.
Valls a produit une circulaire en 2012 sur la régularisation par le travail. Mais tout est laissé au final à la discrétion du préfet. Et ceux-ci n’ont pas l’air d’avoir reçu d’instruction qui aille dans le sens de faciliter les régularisation, au contraire.
La circulaire a même poussé des clandestins à se déclarer, dans l’espoir d’être régularisés. Ils n’ont obtenu en réalité, pour beaucoup d’entre eux, qu’une OQTF.
J’ai appris qu’il y avait une loi en préparation pour accélérer les refus de demande d’asile, en allégeant les procédures administratives. Le but de tout cela étant que les demandeurs d’asile n’aient pas le temps de s’enraciner dans le pays "accueillant", et qu’ils puissent être renvoyés plus facilement.
De toutes façons, j’ai l’impression que ce genre de problème se décide au niveau Européen, avec l’existence de l’agence Frontex, des accords de Schengen... Aujourd’hui c’est l’Europe entière qui est xénophobe, paniquée par l’autre de façon irrationnelle.
Tout ça a ses racines dans l’Histoire, ce sont des retours d’effets de la colonisation (entre autre et pour simplifier grossièrement).
Après, oui je redoute le retour de Sarkozy, mais surtout pour d’autres raisons.
Quels sont vos projets ? Allez-vous faire d’autres BD engagées comme "CRA" ?
Je vais continuer, si je peux, à faire de la bande dessinée, ça c’est sûr. Certaines seront très engagées, d’autres moins.
J’ai un projet bien mûr, auquel je me mettrai dès que j’aurai le temps, dans quelques semaines.
Je ne vais pas trop en parler pour l’instant, mais il sera plus ludique, avec de l’humour, mais quand même un certain engagement, d’un autre ordre.
"CRA" ayant été un projet assez difficile moralement à tenir pendant deux ans, je vais essayer d’alterner les sujets forts et les sujets un peu plus légers.
J’aurai d’autant plus d’énergie pour les sujets engagés.
(par François Boudet)
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