Votre projet trouve son origine dans la republication remarquée et primée de Terry et les Pirates par The Library of American Comics/IDW Publishing aux États-Unis. Quels sont les points communs et les différences entre celle-ci et votre édition ?
Pour ce volume I, tout est parti de l’album magnifique américain d’IDW. Il reprend tous les originaux, depuis le début, de manière chronologique, concernant la série. Deux choses nous ont parlé : la qualité du livre, des reproductions ; ainsi que le fait que la série soit entièrement finie chez IDW, et donc, une fois le projet lancé, d’offrir au lecteur sa totalité en français. Et ça, pour nous ç’était important : que le lecteur sache qu’en commençant la série, il irait au bout. Voilà !
De plus, bon, nous sommes amoureux des beaux livres-objets et la version américaine est tellement belle ! La version française est exactement pareille. Sauf que nous avons une série d’hommages en plus, d’auteurs américains et européens. Donc, c’était vraiment très motivant ! Nous avons repris la même maquette. Il y a une jaquette, un gaufrage pour le titre. La différence, pas par rapport à l’édition originale américaine, mais aux éditions antérieures en français, c’est que nous avons fait une traduction nouvelle, complète. C’est Michel Pagel qui en est l’auteur. C’est un écrivain de science-fiction, qui a remporté plusieurs prix, et qui a travaillé ou travaille encore pour les Humanoïdes Associés. Et nous avons intégré une série d’hommages. Pour ce premier volume, ils proviennent de François Avril, Charles Berbérian, Serge Clerc, Nicolas de Crécy, Guy Davis, Floc’h, André Juillard et François Boucq. Ce dernier est même le seul à avoir conçu un Sunday complet. Nous l’avons repris et maquetté avec les couleurs d’origine de Terry. Nous sommes donc en plein dedans et Boucq nous a gâtés. Voilà pour le premier volume !
Nous avons l’objectif de présenter de nouveaux hommages. Une exposition les réunira, à la galerie, courant janvier 2011, et ils seront intégrés également dans les volets suivants, six en tout. À venir, il y aura José Muñoz, qui racontera la rencontre entre Pratt et Caniff, à New York, en 1972. Puis, nous aurons François Schuiten, Blutch, Miles Hyman et de nombreux autres noms par la suite.
Toutes ces participations démontrent l’influence de Milton Caniff sur ses confrères des générations ultérieures : Alberto Breccia, Hugo Pratt, Attilio Micheluzzi ou Victor Hubinon et beaucoup d’autres, jusqu’à ces dessinateurs d’aujourd’hui. Cependant, Milton Caniff, ou son ami Noel Sickles encore plus, ne restent-ils pas, si l’on excepte les connaisseurs du neuvième art, malheureusement des inconnus pour le grand public ?
Tout à fait ! Justement, en feuilletant la version américaine, quand nous en étions aux balbutiements du projet, j’en discutais avec Nicolas de Crécy, qui regardait l’ouvrage et qui disait que Caniff avait tout appris à tout le monde. Il y a tout, toute la base du dessin dans Milton Caniff ! C’est vraiment lui qui a tout compris, tout résumé. Quand vous regardez ses clairs-obscurs, il y a tout dans Caniff !
Après, c’est normal que des générations d’auteurs en soient les héritières. C’est vrai que cette idée a été beaucoup plus véhiculée par Pratt, par Breccia, par Muñoz. Parce qu’ils ont clairement dit qu’ils étaient émus et abasourdis devant le travail de Caniff. Mais ce n’est pas étonnant quand on le voit, considérant la qualité de son œuvre.
Cette aura de Milton Caniff dépasse le cadre de la bande dessinée. Entre autres exemples, je pense à Alain Resnais et sa prédilection bien connue pour cet auteur…
Alain Resnais était passé à la galerie à l’occasion de l’exposition Floc’h, qui a réalisé plusieurs affiches de cinéma pour ses films. Blutch est le dernier à l’avoir fait, pour Les Herbes folles. Donc Resnais, sa passion pour la bande dessinée est bien connue et nous l’avons contacté afin qu’il puisse rédiger la préface d’un des volumes. Nous sommes dans l’attente de celle-ci. J’espère que cela va se concrétiser. Ce serait pour nous un beau petit clin d’œil !
La suite logique, après Milton Caniff, n’impliquerait-elle pas de vous voir publier l’ouvrage de référence d’IDW Publishing paru en 2008 sur Noel Sickles, Scorchy Smith and the Art of Noel Sickles, étant donné quel était le partenariat professionnel crucial entre eux deux ?
Exactement ! Il a travaillé sur Scorchy Smith, puis il est reparti vers la publicité et l’illustration pour différentes raisons. En plus, je pense que cela le nourrissait mieux que la bande dessinée… On sait, en outre, qu’il intervenait sur certains strips de Caniff, pour lui dire que, là, il fallait corriger. Ce fut réellement quelqu’un d’important ! Nous ambitionnons donc aussi de publier cet ouvrage, qui recouvre d’ailleurs une dimension plus large, traitant de toute sa vie.
Comme vous dites, le livre d’IDW est l’ouvrage de référence sur lui. Donc cela s’inscrit dans la continuité de Terry et les Pirates et j’espère pouvoir le faire. En tout cas, ce dont nous nous sommes rendus compte, à propos de Terry, c’est que nous avons été énormément contactés par des gens de la profession ou des amateurs et il y avait une attente extrêmement forte en France. C’est incroyable ! Nous nous sommes sentis poussés ! Les gens attendaient vraiment de redécouvrir Caniff !
Nous espérons être sélectionnés pour le Prix du Patrimoine à Angoulême. On croise les doigts très forts ! Ce serait vraiment important pour nous et pour Caniff, pour se sentir accompagnés dans cette démarche de traduction. Car, à la base, ce n’est pas notre métier, nous sommes galeristes. L’édition, c’est vraiment par passion, pour revenir aux origines : à savoir, la lecture. Nous sommes devenus galeriste car nous avons lu des bandes dessinées et nous avons aimé ça. Nous avons voulu ensuite montrer des originaux. Et là, nous revenons au point de départ : la lecture et l’album de BD.
La continuation tout aussi logique ne consisterait-elle pas à traduire en supplément la réédition par Fantagraphics Books de Captain Easy, soldier of fortune (2010) par Roy Crane, le « chaînon manquant », considérant l’influence déterminante de ce dessinateur sur Sickles et Caniff ?
Oui [Rires.]. Tout à fait ! Mais nous sommes une petite structure. Donc, nous
ambitionnons de mener les projets les uns après les autres. Pour Terry, notre gros engagement consiste à sortir les six volumes, à raison de deux par an. Cela représente beaucoup de travail pour garder le rythme. Attendre des livres une année, parfois un peu plus, c’est frustrant ! Je le sais en tant que lecteur. Donc, nous allons essayer d’avoir un rythme de parution régulier, semestriel. Le premier volume va sortir début novembre 2010, le second en mai-juin 2011, le troisième pour octobre-novembre suivants, etc.
Ressentez-vous en outre un intérêt particulier à republier Caniff, voire son école graphique ? Y avait-il des affinités électives en ce qui vous concerne ?
Déjà, en tant que lecteur et passionné de bande dessinée, que galeriste et collectionneur d’originaux, ne serait-ce qu’en voyant ceux de Caniff, on est abasourdi. C’est obligatoire. Il y a une beauté, une force, un talent ! C’est parti d’une envie commune, avec mon associé, Antoine Mathon, avec qui je travaille à la galerie. Lui, en plus, a fait le pas de pouvoir acquérir quelques strips. Lorsque nous nous sommes posés la question de savoir quelle orientation nous voulions donner à la galerie, en tant qu’éditeurs, nous avons naturellement pensé à l’achat de droits étrangers, pour des questions financières et par rapport à nos passions et à nos envies. Nous étions les premiers surpris car, considérant les années écoulées depuis, personne n’avait acheté les droits de cette version d’IDW Publishing. Vraiment, ce fut le premier choc et nous avons vu cela comme un signe ! Nous nous sommes dits que, finalement, sans aucune prétention, ces livres nous attendaient.
Et puis, je suis un passionné de Pratt. Et on connaît son lien avec Caniff. En tant que lecteur, il a toujours bercé ma jeunesse, mon adolescence. Corto Maltese a toujours fait partie de ma vie, en lecture. S’il y a une bande dessinée que je relis souvent, c’est Corto Maltese ! Je suis un grand admirateur de Giraud aussi. Ce sont mes deux passions. Moebius et Pratt ! Je relis les Blueberry comme je relis les Corto. Et, Corto, à chaque fois, il y a cette magie qui se dégage, cette ambiance si particulière !
En m’intéressant au travail de son auteur et à sa technique, j’ai dérivé vers Caniff. Après, je me suis orienté, de manière plus large, vers la bande dessinée américaine : Krazy Kat, un summum de poésie, Little Nemo et, forcément aussi, Alex Raymond. J’aurais aimé le rééditer en français. J’adorerais le faire ! Mais, malheureusement, actuellement, il n’y a pas une belle version de Flash Gordon disponible. Pour l’instant, cela ne nous est pas possible.
Pourquoi, dans ce cas, ne pas vous rabattre sur Al Williamson’s Flash Gordon, le très beau livre publié par Flesk Publications en 2009 ?
Oui, oui ! [Rires.] Je suis d’accord avec vous. En plus, c’est magnifique ! Ils ont effectivement fait un beau livre. Donc, la chose serait possible, en effet !
Pour terminer, pouvez-vous nous en dire plus sur vos autres publications ?
Nous avons eu l’occasion d’organiser une exposition consacrée à Dave McKean, pour nous un artiste important de la scène internationale, et de sortir à l’époque deux livres inédits d’illustrations.
Nous sortons régulièrement des ouvrages, un à deux par an, avec Le Crayon, association de dessinateurs dont certains membres ont participé aux hommages à Caniff. Là, nous venons de publier Les Nus du Crayon, une série de nus académiques.
Tout au début de notre activité, pour une exposition encore, nous avions sorti un livre qui s’appelait : Période glaciaire (Notes et croquis) de Nicolas de Crécy. Nous avions édités alors [N.D.A. : 2007)] l’intégrale des croquis de Période glaciaire [N.D.A. : Futuropolis, 2005)], avec un entretien de Nicolas.
Et puis, nous avons publié un livre de Jean-Claude Götting, qui est une suite de Visages, une publication de Pierre-Marie Jamet [N.D.A. : Éditions PMJ, 1998)], semblablement sortie à l’occasion d’une exposition. Donc, nous poursuivons la publication régulière de livres d’illustrations.
(par Florian Rubis)
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En médaillon : portrait Jean-Baptiste Barbier © Florian Rubis, 2010
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Terry et les Pirates (volume I : 1934 à 1936) – Par Milton Caniff – Bdartist(e) – 377 pages, 46 euros
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