Rééditer des albums que l’on connaît presque par cœur, en agrandissant le format et en commentant chaque demi-planche, voilà un challenge qu’on aurait pu croire impossible à réussir, avant d’avoir découvert les premières maquettes de cette Collection 50/60.
À l’occasion de la nocture co-organisée par ActuaBD à la librairie Filigranes de Bruxelles le 19 novembre prochain, nous aurons l’occasion de revenir en détail sur les coulisses de cette collection, avec Frédéric Niffle, l’éditeur, et Hugues Dayez qui se charge des commentaires. À partir de 19h, vous aurez ainsi l’opportunité de faire part de vos commentaires et propositions d’amélioration, ainsi que de vos désidérata concernant les futurs titres de la collection, qui n’est pas prête de s’interrompre...
En attendant ce débat, nous levons un voile sur la création de cette collection, ainsi que sur leur dernière sortie, QRN sur Bretzelburg, qui comprend dix-sept strips inédits en album !
Quel a été le point de départ de cette Collection 50/60 ?
Frédéric Niffle : Mon travail d’éditeur se focalise sur une valorisation de la bande dessinée. La réalisation des anthologies en noir et blanc [1] voulait proposer des passerelles d’accès pour les lecteurs qui considèrent encore que la bande dessinée est réservée pour les enfants. J’avais donc proposé un contenu avec un habillage flatteur et adulte. Je désirais prolonger dans cette voie avec la Collection 50/60 en mettant tous les éléments en valeur. Et j’ai mis deux ans à trouver ce concept.
Le format et la présentation de cette collection sont effectivement inhabituels. Mais deux ans pour l’accoucher, cela semble long, non ?!
Frédéric Niffle : J’ai recommencé mille fois ma maquette ! Lorsqu’on s’aventure dans des domaines inexplorés (car ce concept n’existait pas sur le marché), il faut tout définir ! Le papier, la jaquette, les commentaires, la mise en page, la couleur des titres, le lever de rideau, etc. Le format, par exemple : cinq millimètres de plus ou de moins ont leur importance ; c’est d’ailleurs pour cela que nous l’avons encore modifié en cours de route comme les lecteurs s’en sont aperçus. Il fallait mettre en avant le graphisme, et que le livre tienne bien en main sans qu’il soit trop grand et devienne un objet de luxe. Les grands albums en version originale sont superbes, mais on ne les lit pas ! Cette qualité avait un coût, mais il fallait aussi rester abordable pour pouvoir le placer dans les mains de tout le monde : j’ai donc fixé le prix d’un roman. Voilà une partie de la somme des équations qu’il fallait résoudre !
Le plus important reste tout de même le contenu ! Vouliez-vous réexpliquer aux lecteurs ces aventures mythiques qu’ils avaient pu lire étant enfant, et leur donner plus de pistes de compréhension ? Car le lecteur peut se dire qu’il connaît ces albums !
Frédéric Niffle : Je peux vous assurer qu’on est dans le domaine du jamais vu ! Prenons l’exemple de l’album qui vient de sortir : QRN sur Bretzelburg de Franquin. Pour ma part, c’était loin d’être mon album préféré, car je devais penser que le dessin n’était pas au niveau des précédents. Erreur de ma part, car il a surtout été très mal imprimé. Au début, Franquin travaillait sur des grands formats avec des dessins assez simples. Au fil du temps, il a chargé son dessin tout en réduisant la taille de ses planches. Mais la photogravure de l’époque ne suivait pas du tout ! Avec cette version retravaillée, cette aventure devient une merveille, du dessin entre autres ! Sans oublier les 17 strips inédits en album !
Hugues Dayez : Toutes les planches avec le chemin de fer apparaissaient dans l’album tel un fouillis hallucinant. De plus, Franquin avait réfléchi longuement au format afin de privilégier cette lisibilité, qui s’est perdue en chemin.
Frédéric Niffle : Cette collection ne travaille pas la nostalgie, à la différence de très belles intégrales de Dupuis, qui utilisent les anciennes couleurs et un papier orienté. La Collection 50/60 propose un regard moderne sur ces œuvres, tout en voulant rester indémodable. Or proposer un format qui restera d’actualité dans vingt ans impose justement de soigner très précisément sa maquette : l’équilibre des typographies, de l’espace, et évacuer ce qui se rattache à notre époque pour apporter de l’intemporalité.
Fallait-il que les albums de cette Collection 50/60 restent néanmoins de beaux livres ?
Frédéric Niffle : Oui, même si le format est petit, je voulais que ces livres soient de beaux objets. J’ai donc voulu une jaquette, belle et délicate, mais j’ai aussi désiré qu’on puisse la retirer si on baladait l’album comme vous le faites aujourd’hui : il fallait donc que le livre soit robuste. Or c’est normalement le contraire : la jaquette est souvent une protection pour un livre fragile, ce qui permet d’abîmer les deux en cas de problème ! J’ai donc choisi un pelliculage mat, une sécurité et une reliure travaillée afin que les lecteurs ne craignent pas de l’embarquer avec eux.
Outre la présentation, le concept de la collection est d’agrandir des dessins pour en saisir le soin et la qualité ? Et donc de les proposer en noir et blanc ?
Frédéric Niffle : Le dessin en noir et blanc nécessite une certaine grandeur spécifique, pour éviter cette sensation de fouillis dont on parlait. Je voulais aussi qu’on puisse se rapprocher de l’original, et surtout de la rythmique. En effet, la publication dans le Journal de Spirou imposait le rythme de l’aventure. Et le passage en albums a massacré les intentions originelles de Franquin !
Hugues Dayez : C’est encore plus marquant dans QRN dans Bretzelburg, avec cette étrange pagination en trois demi-planches, qui va s’interrompre à la moitié du récit. On emploie actuellement le terme de roman graphique à tort et à travers, parfois pour donner un surcroît de respectabilité à certains albums. Or des récits de l’époque possédaient déjà la force, le mystère et le romanesque du roman graphique sans être publiés comme ils l’auraient dû, tel que Chaminou et le Khrompire. Dans le cas de QRN dans Bretzelburg, Dupuis désire un récit plus gentillet et demande de ne pas incorporer Zorglub, ce qui casse Franquin dans son élan, et éclipse Greg. Finalement parti par la porte, Greg revient par la fenêtre, et propose un des récits les plus grinçants que Franquin ait réalisé, notamment dans la parodie de la dictature qui se rapproche de Chaplin, et les séances de tortures !
Ce sont justement ces petites histoires de la création qui vous plaisent dans cette période considérée comme l’âge d’or de la bande dessinée ?
Hugues Dayez : Humainement et artistiquement, cette période est passionnante ! Et c’est là où Frédéric et moi sommes complémentaires : il traque le détail graphique pour retrouver la pureté, et moi je traque l’humain dans cet esprit du making-of, l’humeur de l’auteur. Ce qui amène à répondre à des questions essentielles : pourquoi doit-il interrompre le récit ? Pourquoi souffre-t-il sur certains décors ? Parce qu’il donne trop ! Cet album est l’adieu à l’aventure de Franquin : il ne fera plus d’albums de soixante pages, il n’en a plus envie tout simplement ! Il a tellement forcé sa nature en reprenant le personnage de Spirou qu’il atteint le seuil de surchauffe. Et pendant sa maladie interminable, il continue Gaston, qui est donc thérapeutique !
L’intérêt de la collection est de retrouver ces commentaires, qui auraient la place dans un livre, et qui sont ici directement accolés au moment de la création. Est-ce important de multiplier les pistes de lecture de ces livres/albums ?
Frédéric Niffle : C’est pour cela que j’ai mis deux ans à trouver le concept, et que je passe des mois à restaurer les planches ! Je consacre presque autant de temps à restaurer les dessins que Franquin a mis pour les réaliser ! Je ne suis pas parvenu sous-traiter ce travail car cela rend fou ceux qui ont voulu m’aider. Et j’ai voulu revenir au noir et blanc car les couleurs n’étaient pas de lui. Les ajouter serait alors une adaptation de ce qu’il a voulu réaliser. Et on voit mieux le dessin lorsqu’il est en noir et blanc. Même le trait de Peyo prend plus de force sans la couleur.
Comment choisissez-vous les titres des albums à publier ?
Frédéric Niffle : On se connaît depuis longtemps, mais il faut que l’on soit tous les deux d’accord, tout simplement.
Hugues Dayez : Que la qualité graphique aille de pair avec ce que je dois évoquer dans le texte. Pour QRN dans Bretzelburg, trop d’éléments l’ont rendu incontournable ! Le format de prépublication, le retour de Greg, l’idée du radio-amateur, la maladie de Franquin : quelle densité ! Ce sont deux monstres de la bande dessinée, tout en pouvant identifier l’apport de l’un et de l’autre. Dans les extraits d’interviews, on remarque qu’ils ne se tirent d’ailleurs pas la couverture.
Est-ce par ce qu’il y avait tant à dire que vous avez placé deux fois plus de commentaires qu’auparavant ?
Frédéric Niffle : Je veux améliorer en permanence le concept, et j’ai donc modifié la maquette. Cela fait partie du travail d’éditeur ! Je voulais rester ouvert sur des possibles adaptations, car je sentais que pour certains textes, Hugues tirait à la ligne, ou souvent était trop court. J’ai voulu le libérer !
Hugues Dayez : Il faut trouver plus de cent vingt idées qui sont indépendantes, et qui se répondent l’une à l’autre, tout en restant en lien avec les dessins ! Je trouve asséchant de lire des commentaires de bande dessinée produits par des personnes qui ne lisent uniquement que des bandes dessinées. J’assume donc mes marottes et mes liens avec la musique, le cinéma ou la littérature. Or, un des objectifs de la collection est de retrouver le bain culturel de cette époque, et des auteurs comme Tillieux, Franquin, Peyo, Roba et les autres étaient des éponges d’une culture qu’ils restituaient dans leurs récits !
Vous avez publié sept albums en dix-huit mois, allez-vous tenir ce rythme effréné ?
Frédéric Niffle : Non, je me suis rendu compte que je ne pouvais en réaliser qu’un par an. Voire peut-être deux si j’écoute Hugues !
Hugues Dayez : Le rythme de parution va donc se ralentir un petit peu, mais maintenant que la collection est installée, je pense qu’on peut se le permettre.
Quels sont les prochains albums que vous voudriez réaliser ? Un Lucky Luke ?
Hugues Dayez : Je pense indispensable de réaliser un Morris, mais il faut convaincre les ayants-droit et les éditeurs. Plus globalement, on doit retrouver un graphisme innovant, mais il faut aussi qu’on puisse retrouver une réelle aventure humaine derrière l’histoire en elle-même. Nous avons envisagé Le Lac de l’homme mort de Tillieux ou Kamiliola de Jijé, mais il faut retrouver du matériel de base. Or, une imprimerie a brûlé en son temps, ce qui complique l’hypothèse d’une restauration. On pense à Madame Adolphine (Benoît Brisefer), car c’est l’association de Peyo & Will, sans oublier l’intervention de Roba.
Frédéric Niffle : Nous voudrions aussi réaliser un Buck Danny, peut-être Prototype FX-13, car Hubinon a été véritablement influencé par les maîtres américains à l’époque.
Hugues Dayez : Et je rêverais du Gang du Diamant (Valhardi) par Jijé. Mais il faut trouver l’équilibre entre l’artistique et l’économique. Beaucoup de personnes me demandent un album de La Patrouille des Castors, ce que je ferais avec plaisir, mais ce serait sans doute invendable dans le concept de cette collection tout public.
Frédéric Niffle : Si je réalisais des tirages limités à cent euros, je serais certain de trouver cinq cents acheteurs très rapidement. Mais ce n’est pas le but ! Je veux placer ces ouvrages dans les mains de personnes qui ne sont pas forcément des collectionneurs, voire qui ne connaissent pas vraiment la bande dessinée non plus. Les maisons d’édition des tirages de luxes sont ravies lorsque leurs albums sont épuisés. À quoi cela sert de réaliser un album qui n’est pas disponible ? Il faut mieux alors réaliser un tirage de dix exemplaires entre copains d’un club privé ! Je préfère des albums qui restent accessibles pour tous les lecteurs intéressés, tel un libre accès à la culture.
Pensez-vous pouvoir sortir du cadre du Journal de Spirou ?
Frédéric Niffle : Rappelons que durant cette époque particulière, on travaille chez Dupuis en demi-planches, avec un canevas spécifique imposé par l’éditeur pour des facilités d’impression dans le journal. Je veux donc pas démonter une planche d’Alix par exemple, si elle n’a pas été pensée en demi-planches par son auteur. Nous allons sans doute continuer à travailler avec des albums qui restent dans ce canevas. Mais la parole est aussi donnée au lecteur : à lui à proposer les albums qu’il voudraient redécouvrir ! Et nous verrons ce que nous pourrons mettre en œuvre en fonction de nos propres envies…
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
(par Charles-Louis Detournay)
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Photo d’Hugues Dayez en médaillon : Charles-Louis Detournay
[1] Frédéric Niffle a réalisé et publié des anthologies en noir et blanc et en petit format de séries mythiques, telles que Blueberry, XIII, Largo Winch, etc.
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