Vous utilisez enfin la fameuse promesse faite par Largo dans le diptyque La Forteresse de Makiling / L’heure du Tigre.
JVH : Je souhaitais axer cette histoire sur la Chine. C’était le moment d’utiliser cette promesse puisque ce pays comporte de nombreuses triades. Je me suis alors documenté sur différents sujets, plus économiques. J’ai lu, sur Internet, une circulaire qui autorisait les hommes d’affaires Chinois à acheter un avion à condition qu’il soit produit dans ce pays. J’avais là un bon sujet car le groupe Winch possède des sociétés aéronautiques. Comme leurs affaires ne sont pas florissantes compte tenu du contexte géopolitique et de la montée du prix du pétrole, elles ne pouvaient être qu’intéressées par cette ouverture…
PF : Les Chinois s’approprient de ce fait des technologies qu’ils ne possèdent pas. C’est une association profitable aux Occidentaux, qui construisent leurs avions à moindre frais. Les Chinois, eux, s’en servent pour communiquer : ils prouvent ainsi au monde entier qu’ils sont capables de fabriquer des produits de haute-technologie viables … Et ainsi faire savoir que la Chine est capable de produire autre chose que des objets à deux sous...
L’état chinois n’impose-il pas aux Occidentaux d’être partenaires, d’investir une partie des capitaux ?
JVH : Plus forcément. Mais il y a sûrement un contrôle de l’état dans ces entreprises. Le risque est, pour les Occidentaux ou les hommes d’affaires chinois, que la Chine reprenne le contrôle des sociétés privées. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Russie avec l’affaire Ioukos. Ils ont mis le PDG de cette société pétrolière en prison sous un prétexte quelconque. La Chine compte de plus en plus de milliardaires et de millionnaires. S’ils ne sont pas idiots, ils ont intérêt à ne pas prendre trop de place sur le plan économique ou politique…
Vous exprimez certaines de vos opinions, je pense au Tibet dans ce récit.
JVH : Je n’ai jamais compris l’intérêt de cette occupation, mis à part que le Tibet avait déjà fait partie de la Chine quelques siècles auparavant. Il y a peu de minerais, et pas de pétrole dans cette région. Pourquoi vient-on emmerder ces braves gens ? Sans doute est-ce une « invasion idéologique ». C’est une occupation brutale, non nécessaire, tant sur le plan géopolitique qu’économique… Je ne vous ai rien dit, bien sûr, je ne fais que mentionner la position de Largo.
Avez-vous été à Hong-Kong pour y faire des repérages ?
PF : Oui. C’est une ville extraordinaire, beaucoup plus grouillante que New-York qui est finalement assez calme en dehors des heures de pointe. Hong-Kong est une ville qui frétille en permanence : des bus, des trains, des métros passent dans tous les sens. Sans oublier l’autoroute intra-muros. Sept millions de personnes sont concentrées dans un mouchoir de poche. Il y a des chantiers partout, et font des gratte-ciels à tour de bras... Qui sont souvent reliés par des passerelles.
Cela a du être un casse-tête... chinois pour dessiner tout cela.
PF : Non. Le problème était plutôt de photographier cette ville. Les décors et les perspectives changeaient tous les vingt ou trente mètres. Quel point de vue choisir ? New-York est facile à photographier : on prend un sens ou l’autre. Tandis qu’à Hong-Kong, il faut opérer un choix quant à l’angle de la photo : A droite ? A gauche ? Vers le bas ? Vers le haut ? En diagonale ?
JVH : Cette ville est une termitière, avec plusieurs canaux de circulation. Un véritable grouillement humain !
Vous montrez Largo Winch doutant de lui-même dans cet album.
JVH : Cela nous vous arrive jamais ? Il est ainsi un peu moins héros, et plus proche des gens. Jusqu’à présent, Largo donnait trop l’impression que tout lui réussissait. A un moment, cela devient agaçant.
PF : Il doute à propos des histoires passées, et il n’imagine même pas la catastrophe qui va lui arriver.
JVH : Cette histoire va mal se terminer pour Largo. Pour une fois, il ne va pas gagner !
Largo Winch frappe également une vieille dame. Une scène plutôt immorale pour une BD populaire.
PF : Lorsque j’ai lu le scénario, j’ai trouvé que cette scène pouvait choquer certains lecteurs. Je l’ai donc allégée au maximum en optant pour un cadrage approprié. Cela ne servait à rien de montrer, en gros plan, la crosse du révolver heurter le crâne.
D’où viennent les motifs que l’on peut voir sur la couverture ?
PF : De Pékin. On peut les contempler dans la « Cité Interdite ». J’apprécie beaucoup la couleur de la couverture. J’avais déjà hésité pour le diptyque « Voir Venise / Et mourir » d’utiliser la couleur rouge. Mais ces teintes ne correspondaient pas à celles des vêtements des personnages. Le rouge est la couleur emblématique de la Chine, et c’était l’occasion de l’utiliser. J’ai évité de verser dans les clichés avec ce dessin. Le document qui m’a servi de base pour les motifs montrait également un dragon. Je ne l’ai pas représenté. Hergé l’avait déjà fait ! Il y a d’ailleurs de nombreux clins d’œil à Tintin tout le long de l’album.
Jean Van Hamme, vous aviez confié à différents médias que vous éprouviez beaucoup moins de plaisir à écrire XIII et Thorgal. Pourquoi n’est-il pas de même pour Largo Winch ?
JVH : Disons plutôt que mon plaisir s’est émoussé. Je n’avais plus de réelle excitation à inventer de nouvelles aventures de ces personnages. Largo est, quant à lui, un personnage en devenir. Il commence à acquérir une épaisseur psychologique. Je peux également me permettre, dans cette série, des dialogues que je n’aurais pas pu écrire dans XIII et encore moins dans Thorgal. Mes tentatives d’humour dans XIII tombaient à plat car le dessin de William Vance ne s’y prête guère.
PF : Nous avons quelques personnages haut-en-couleur dans Largo Winch, qui sont des vecteurs de situations humoristiques.
JVH : Simon, notamment. Les personnages de Largo Winch sont actuels. Ceux de XIII ressemblent un peu à ceux des feuilletons des années ’70. Je m’amuse énormément avec Largo. Chaque histoire est découpée en deux albums. Même si celles-ci sont indépendantes, nous tenons compte de l’héritage des précédents albums pour faire évoluer les personnages. Cette série va m’enthousiasmer encore pendant de nombreuses années.
Que pensez-vous du marché de la bande dessinée ?
JVH : Il est surencombré, et croule sous les albums de piètre qualité. Les libraires ne savent plus présenter toute la production dans leurs linéaires. Ils ont un espace limité. Il est impossible de bien diffuser quatre mille titres par an ! La surproduction va faire des dégâts tant chez les auteurs que chez les éditeurs. Certains de ceux-ci utilisent la tactique du « pool money ». Le peu d’argent qui rentre dans leurs caisses permet de boucher les trous. Ce système est extrêmement dangereux.
PF : Les éditeurs sont responsables de cet état de fait, mais également les auteurs qui surproduisent.
JVH : Il faut bien qu’ils gagnent leur vie. S’ils sont mal payés, ils sont obligés de publier dix albums par an pour s’y retrouver.
Il se dit que les éditeurs cherchent à moins payer les scénaristes.
JVH : Je ne pense pas. Mais je plains surtout les dessinateurs qui travaillent, pour la plupart, pendant douze mois pour ne vendre souvent que 1.500 exemplaires. Ce n’est pas cher payé ! Certains éditeurs publient un maximum de titre pour alimenter leurs catalogues. Cela ne peut se faire qu’au détriment de la qualité. Certaines maisons sont correctes, d’autres pas. La surproduction entraine des déchets. Il y a aura du dégât à un moment où l’autre : quand les rats sont trop nombreux, ils se bouffent entre eux ! Les ventes de fond se sont catastrophiquement effondrées. Savez-vous que les éditeurs gagnent plus d’argent sur le fonds et sur certains droits dérivés que sur les ventes de nouveauté ? Autrement dit, si le fonds chute, le bénéfice également. Et il deviendra donc de plus en plus difficile d’obtenir des financements pour de nouveaux albums. Il va forcément y avoir une auto-régularisation du marché. Les plus faibles paieront les pots cassés. À vrai dire, cette future crise ne nous concerne pas : nous ne faisons pas partie des plus faibles.
Les ventes de votre fond dégringolent de même.
JVH : De 60% ! Sauf pour Thorgal, bizarrement. Mais le phénomène reste général. Il faut que certains éditeurs prennent leurs responsabilités.
Où en est votre Blake & Mortimer depuis le malheureux décès de René Sterne ?
JVH : Le femme de René, la dessinatrice Chantal De Spiegeleer, souhaite terminer le premier album du diptyque « Les Trente Deniers de Judas ». Elle souhaite vraiment s’immerger dans l’univers de Blake & Mortimer pour terminer l’album en cours. Je souhaite qu’elle réussisse son coup, tant pour la beauté de la chose que pour l’aspect financier. Qu’elle finisse cet album, cela ferait vraiment une "belle histoire". A vrai dire, je préfère que ce soit elle qui y travaille plutôt qu’un autre. Nous n’avons pas encore vu le moindre dessin de Chantal. René avait encré les trente-deux premières planches. Elle doit terminer les vingt-deux autres. Sterne n’avait pas laissé beaucoup de crayonnés.
Entretemps, les éditions Blake & Mortimer vont publier une nouvelle histoire du duo Juillard / Sente, histoire d’alimenter la « fringale » des lecteurs pour la série.
(par Nicolas Anspach)
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Largo Winch sur actuabd.com, c’est aussi :
Un article sur l’adaptation cinématographique de Largo Winch
Une interview de Philippe Francq, réalisée en 2005
Les critiques des T13 & T14
Illustrations (c) Francq, Van Hamme & Dupuis.
Photos (c) Nicolas Anspach - Reproduction Interdite sans autorisation préalable.
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