Il y a deux ans, vous m’expliquiez que le temps des récits coquins était révolu : vous vous étiez bien amusé, mais vous vouliez définitivement passer à autre chose. On retrouve pourtant une partie de cet esprit dans Ludivine ?
Ma motivation première pour entamer un projet part d’une rencontre. Je connais Michel Rodrigue depuis pas mal de temps, car ma femme Marcy réalise les couleurs de sa série Les Nouvelles Aventures de Cubitus. Ce très sympathique Rodigue a donc eu le premier cette idée des Dessous de l’Histoire qui devait se composer pour chaque anecdote d’une page de texte faisant face à une grande illustration. La thématique était de se baser des faits historiques qui se prêtaient à une vision un peu érotique, comme on peut le retrouver dans la version finale de Ludivine.
Pourquoi avoir préféré l’adapter en bande dessinée ?
Cette première formule allait limiter le public-cible et je lui ai proposé de réaliser plutôt de petites séquences en bande dessinée, tout en conservant la thématique originelle. Rodrigue en a touché un mot à Erroc, le scénariste des Profs avec qui il collabore sur Cubitus. Et ce dernier a directement embrayé en écrivant l’histoire sur base du projet de Rodrigue, et en la dialoguant. En lisant ce projet final, je me suis vraiment bidonné ! Moi qui possède la réputation de modifier souvent mes scénarios (ceux de Greg, d’Arleston... et en définitive, tous ceux avec qui j’ai travaillé), je n’ai finalement presque rien changé à Ludivine car les séquences s’enchaînaient très naturellement. Bien entendu, j’ai de temps en temps agrandi ou ajouté une case, mais je n’ai pas voulu casser la construction du récit qui m’avait tellement amusé.
Vous avez tout-de-même ajouté votre grain de sel à certains gags ?
Un petit peu, comme par exemple le fait d’avoir rajouté "Costa Concordia" sur la galère de Marc-Antoine qui s’éventre sur un récif, avec l’appel au commandant de remonter à bord. Ou cette allusion au Marquis de Sade en 1789, car je savais qu’il avait quitté sa cellule dix jours avant la prise de la Bastille. Heureusement, ces petits éléments faisaient également rire mes scénaristes ! Cet album a donc été une récréation totale, même si nous n’avons jamais pris ce travail à la légère : nous nous sommes vraiment beaucoup amusés, et j’espère que le lecteur prendra autant de plaisir à le lire que nous à la réaliser.
Votre plaisir se ressent à chaque page que l’on lit, car j’ai rarement trouvé votre trait aussi libre. Et ces couleurs directes sont les plus belles que vous ayez réalisées ! N’avez-vous pourtant pas ressenti une petite appréhension devant la quantité de travail qu’il fallait abattre ?
C’est ce que Philippe Turk m’a également fait partager... Or je me suis au contraire tellement amusé que j’en remettais moi-même une couche ! Par exemple, lorsque le scénario me demandait de dessiner Grouchy, deux cavaliers et trois fantassins pour représenter son armée, j’ai trouvé cela trop chiche, et j’ai donc réalisé une grande illustration afin de dessiner beaucoup plus de soldats et mieux représenter ce que pouvait être son armée.
En voyant cette illustration, on se rend directement compte que vous vous êtes rendu sur place pour vous documenter ! Vous vous êtes donc fortement impliqué dans ce récit ?
Le public l’ignore, mais je suis un passionné d’Histoire depuis tout petit, alors que je lisais les récits de l’Oncle Paul dans le Journal de Spirou. Cet avant-goût m’a poussé à littéralement dévorer des livres d’Histoire depuis mon enfance, et aujourd’hui, je possède une connaissance en cette matière certainement plus large que la moyenne. Et après une carrière déjà bien remplie, c’est la première fois où j’ai enfin eu l’occasion de m’adonner à ma passion en créant des décors, des armes et des costumes qui correspondent à chaque fois à une époque différente.
Au contraire d’Erroc qui me demandait par exemple des soldats français en bleu horizon, je savais qu’ils arboraient encore leurs pantalon rouges et vareuses bleues lors de l’épisode des Taxis de la Marne. Tous ces éléments sont donc tirés de documentation authentique, même si cela ne touchera sans doute pas la majorité des lecteurs. J’ai par exemple reconstitué le Moulin Rouge ou le Château de Chinon dans leurs décors d’époque. Un autre plaisir était de pouvoir passer d’une épisode historique à l’autre toutes les cinq ou six pages : cela renouvelait sans cesse mon enthousiasme.
Vous semblez d’ailleurs avoir réalisé cet album assez rapidement ?
Le temps de réalisation est une donnée élastique en ce qui me concerne, car je réalise toujours différents projets en même temps. Mais si on calculait juste le temps de travail sur l’album : dessin et couleurs inclus, j’ai dû prendre six mois, un record pour ma part ! Le minutieux découpage d’Erroc y a grandement contribué : chaque case n’existe que parce qu’elle répond à la précédente et introduit la suivante. Je n’avais donc plus qu’à le dessiner.
Cette complicité se ressent également dans les petites blagues que vous vous renvoyez par le truchement de la planche ! Dont cette allusion à Franquin ! [NDR : voir la première planche ci-dessus]
Nous avons fait le choix de nous parler via certains récitatifs. Erroc et Rodrigue ont commencé en écrivant que la scène est compliquée à dessiner, mais m’ont mis au défi de la réaliser vu que je suis un super-dessinateur ! Je leur ai répondu en citant Franquin : "Qu’une foule nombreuse était toujours une idée de scénariste " ! Dans une parodie de ce type, ces apartés humoristiques passent très bien, car le style le permet.
Vous mettez de nouveau en scène une pulpeuse héroïne blonde. Est-ce que vous jouez sur la ressemblance avec Colombe ?
Erroc et Rodrigue avait écrit ce scénario en pensant à moi, et à mon style. Comme disait Walthéry : "Dany et moi, on fait toujours la même nana !" J’ai dessiné une Colombe à qui j’ai changé la coiffure, mais cette ressemblance est volontaire car l’éditeur voulait aussi raccrocher cette nouveauté aux précédentes Blagues coquines que j’avais réalisées. Pour autant, le ton se veut volontairement plus léger que les Blagues coquines, plus abordable, afin de ne pas restreindre le public potentiel, ni les réseaux de distribution. J’ai donc repris mon personnage de petite blonde faussement naïve, mais dont la plastique fait grimper tous les hommes aux rideaux. J’ai également voulu renforcer l’aspect humoristique aux dépends de l’érotique, malgré les attentes de mes scénaristes.
Est-ce que vous n’avez pas souffert d’un procès d’intention à cause des Blagues coquines et des autres albums érotico-humoristiques ?
Certains m’accusent effectivement de traiter la femme comme un objet, en manque total de respect. Mais lorsqu’on prend la peine de lire mes albums coquins, on se rend compte que ce surtout les hommes qui y sont ridicules. Pareil pour Ludivine, les mâles sont des pantins à ses pieds, elle peut en faire ce qu’elle désire, sans pour autant en abuser.
La femme est pour moi une source perpétuelle d’émerveillement, mais également de perplexité car je ne suis pas capable de comprendre comment elles fonctionnent. Je me suis déjà planté dans les grandes largeurs, car je n’avais pas compris qu’elles ne réagissent bien entendu pas toutes de la même manière, et que je n’avais pas suffisamment pris en compte leur personnalité. On ne peut d’ailleurs pas parler de "la" femme, mais bien des femmes.
L’album comprend un cahier graphique en fin de volume ; était-ce une réserve au cas vous débordiez du canevas initial ?
Ce complément était prévu dès le départ. Cela m’a donné l’occasion de réaliser quelques belles illustrations complémentaires, sans me restreindre au format de la case, ou de réaliser quelques études comme celui du taxi de la Marne. On pense souvent que j’aime surtout me focaliser sur les jolies filles, mais j’apprécie également réaliser un beau décor comme par exemple le Moulin Rouge. Je ressens presque autant de plaisir à dessiner un taxi de la Marne que mon héroïne Ludivine : j’aime vraiment dessiner, tout simplement !
Vous seriez donc tenté de tous remettre le couvert ?
En effet, notre collaboration nous a tant amusés qu’un tome 2 est en préparation ! Beaucoup d’anecdotes n’ont pu trouver leur place dans le premier recueil : les Grecs, les Croisades, et même la Seconde Guerre mondiale peut être évoquée dans le style de la 7e Compagnie ou Babette s’en va-t-en guerre ! Nous planchons d’ailleurs sur une autre méthode pour que Ludivine reparte seule ou accompagnée à la découverte de l’Histoire. Nous allons en parler avec notre éditeur Benoît Cousin, un partenaire interactif qui revient toujours avec des remarques constructives. Il a même laissé mes petites private jokes à l’attention de Glénat, c’est dire !
L’autre projet qui vous accapare également, c’est le Spirou que vous réalisez avec Yann. Comment ressentez-vous ce type de défi ?
Ce Spirou est bien entendu moins récréatif que Ludivine : je ressens une certaine forme de pression, avec l’ombre écrasante de Franquin au-dessus de mon épaule. Je dois à la fois livrer mon propre Spirou, mais je ne veux pas non plus trahir cet héritage, sans oublier le cahier des charges que je ne désire pas transgresser. Cette adaptation me demande plus de travail que je ne l’avais initialement imaginé. Le scénario de Yann m’ouvre heureusement beaucoup de possibilités et d’opportunités, et il l’adapte en pensant à moi : Seccotine trouvera donc un rôle à sa mesure !
Est-ce qu’il a été compliqué de trouver graphiquement votre Spirou ?
Cela n’a pas été simple, mais mon Fantasio m’a posé plus de problèmes. Et la libération m’est venue d’une phrase de Yann : "Ne t’embarrasse pas, fais-en une fille !" C’était excessif, mais cela signifiait que je devais m’affranchir des canons pour en faire ce que je voulais.
Marc Hardy a brûlé des planches de son Spirou car elles ne correspondaient pas à ses propres attentes. Avez-vous rencontré la même pression, une appréhension temporaire de ne pas vous sentir à la hauteur ?
Oui, j’ai recommencé cinq ou six planches. Puis, finalement, je me suis résolu à admettre que les personnages pouvaient graphiquement évoluer au fur et à mesure de l’album. J’espère que le lecteur me pardonnera lorsqu’il remarquera que le Spirou de la page 20 n’est plus identiquement semblable celui du début de l’album. Je n’ai effectivement pas l’habitude de réaliser des études de personnages pendant deux mois avant d’attaquer les planches.
Lorsque je vois les cadors qui se sont attaqués à ce registre, et j’attends d’ailleurs avec beaucoup d’inquiétude, d’impatience mais aussi de plaisir le travail de Frank Pé. Face à lui et aux autres, je sais que je ne suis pas le meilleur, mais cela ne diminue pas mon envie de me frotter à ces grands auteurs. Cette façon de me mettre en difficulté, voire en danger, renouvelle également mon enthousiasme.
Comme vous travaillez en couleurs directes, vous pouvez éventuellement corriger par la suite quelques éléments par l’informatique ?
Après la couleur directe, je scanne effectivement mes planches pour retirer les taches et nettoyer les bords de cases. Je rajoute aussi parfois de la lumière, et plus rarement, il m’arrive de déplacer un personnage. L’informatique est un outil formidable, mais je ne veux pas en abuser : j’aime trop le contact physique avec le papier, le pinceau et la couleur.
Vous êtes l’un des dessinateurs qui possède la palette de styles la plus large : vous êtes capable de réaliser une illustration très réaliste, puis de revenir dans un style humoristique dans la foulée. En ressentant votre plaisir pour Ludivine, n’est-ce finalement pas le registre dans lequel vous vous exprimez le plus naturellement ?
C’est rigoureusement exact : si je dessine spontanément, sans réfléchir, on va retrouver la ligne graphique de Ludivine. Olivier Rameau, Ludivine et les Blaques coquines sont certainement le registre qui me ressemble le plus : un contexte d’apparence légère, sans importance. Je les revendique d’ailleurs sincèrement, car je sais que je développe une certaine dextérité sur ce terrain de l’humour coquin. Pour autant, je serais particulièrement frustré si je m’y cantonnais, car j’ai besoin de me mettre en difficulté pour modifier mon regard et travailler différemment afin d’améliorer ma technique et tenter de me dépasser.
Voilà l’unique motivation : toujours essayer de progresser. Sans ce défi, cela comporte peu d’intérêt de réaliser un album de plus lorsqu’on en a déjà réalisé une quarantaine. Hermann est un modèle dans le genre : plus d’une centaine d’albums dessinés entièrement seul, à la différence d’autres grands dessinateurs qui ont bénéficié de l’aide d’assistants. Et malgré le nombre, Hermann place la barre plus haut à chaque album, et continuer à travailler sa narration : c’est remarquable !
C’est intéressant de voir comment vous vous rapprochez d’Hermann sur cette volonté de progression, alors que vous possédez des personnalités finalement assez différentes ?!
Je suis moins sérieux que lui ! (Rires) Et je me disperse énormément par rapport à lui. Je suis toujours en train de faire plusieurs choses à la fois. Actuellement, je suis par exemple en train de réaliser des toiles à l’acrylique, ce que je n’avais jamais essayé auparavant. Je me suis d’ailleurs un peu piégé en découvrant les possibilités incroyables de rendus presque photographiques de cette technique. Par rapport à l’aquarelle avec laquelle vous travaillez sans filet, l’acrylique vous permet de corriger vos erreurs, comme la peinture à l’huile excepté qu’elle sèche plus vite et que l’on perd moins de temps : c’est passionnant !
Maintenant, que j’ai plus ou moins appréhendé cette technique au pinceau, je vais passer au couteau pour me débarrasser de mon style d’illustrateur, car j’ai justement entamé cette recherche pour explorer à mon humble niveau de nouveaux espaces et procurer de nouvelles émotions. Je rejoins de grands maîtres tels qu’Hermann ou Boucq, en pensant que tout ce que je réalise, quels que soient la technique ou les moyens utilisés, n’a pour unique but que de procurer de l’émotion au lecteur.
La bande dessinée, le dessin, la peinture ne sont alors que des vecteurs ?
Oui, pour traduire une émotion ! Ce qui peut aussi être le cas d’une franche rigolade. Et malgré les styles et techniques différents, c’est entre autres sur ce point où des Trondheim et Sfar rejoignent des Hermann et Boucq (pour ne citer qu’eux). Quand le lecteur s’arrête sur une case, avec la gorge serrée : c’est gagné ! A contrario, il y a des auteurs qui sont capables de vous dessiner parfaitement une roue de voiture, ou de réaliser un mur où il ne manque pas une brique... Dans ce cas, il faut aimer les briques si on veut ressentir de l’émotion !
Dans ce registre, quel est l’album qui vous ainsi touché récemment ?
Un Océan d’amour de Lupano & Pannacione ! Pas un mot, mais quelle émotion ! Un album drôle, fluide, remarquable de lisibilité et d’une grande qualité graphique ! J’en ai encore les poils des avant-bras qui se dressent : une merveille !
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.
(par Charles-Louis Detournay)
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