Évacuons la question "Joann Sfar" dès le début...
Agnès Maupré : rires...
Vous avez collaboré avec lui sur le dessin animé du Chat du Rabbin, on reconnaît son influence sur votre style. Dans quelle mesure vous êtes-vous inspirée de son univers ? Très tôt au début de votre carrière, ou sur le tard durant votre collaboration avec lui ?
Je ne sais pas si je dirais que je me suis inspirée de Joann, c’est juste que quand j’étais gamine et que j’ai commencé à dessiner, je lui ai montré mes dessins et il m’a encouragée. C’est vrai que pour moi, il est une sorte de parrain. Effectivement, plus tard, il m’a fait bosser sur son dessin animé, donc je ne peux pas dire que je n’ai rien à voir avec lui, mais je n’ai jamais essayé d’être influencée par Joann.
Pourquoi avoir opté pour le noir et blanc ?
Parce que c’est sorti comme cela. Au début, j’ai rempli des carnets de croquis sur Milady, et c’est vrai que j’ai tout de suite envisagé ce projet en noir et blanc. Ensuite, des amis à moi ont effectué des essais couleur, notamment Gabriel Schemoul et Singeon, que j’ai trouvés très bien, mais ce n’était quand même pas ça. J’avais vraiment envie que cela soit en noir et blanc dès le début.
Il était hors de question pour vous d’assurer la couleur ?
Non, mais comme j’avais déjà essayé la couleur en aquarelle, j’y trouvais un côté frais et doux qui ne correspondait pas vraiment au projet. Donc si j’avais fait la couleur, j’aurais travaillé comme pour la couverture : du lavis et de la couleur numérique par dessus... Effectivement, quand j’ai créé la couverture, je me suis dit que j’aurais pu créer tout l’album en couleur... Mais bon, j’ai plus accroché au début sur le noir et blanc.
Votre style est assez jeté, vous laissez vivre les taches d’encre, mais pourtant, vous n’esquivez pas du tout les détails des décors très présents. Avez-vous beaucoup tâtonné pour obtenir ce compromis entre détails et rendu spontané ?
Je crois que les détails sont apparus dans mon travail sur ce projet-là, et plus j’avance et plus je me frotte aux détails, plus le côté jeté vient en premier. Sur un site Internet qui parle de l’album, il y a remarqué "un style jeté (à la poubelle)", j’aime bien ! (rires). Je trouve que c’est assez drôle comme jeu de mot !
Les noirs deviennent très puissants lors des passages importants de la vie de Milady. Est-ce un hasard ou un choix délibéré de votre part ?
Un peu des deux : je pense qu’effectivement, lors des passages importants, comme la pendaison, ou le moment où elle enterre son mari, j’ai envie de passer beaucoup de temps sur la page... C’est très très long de créer des noirs avec des hachures nettes, et du coup, je stagne beaucoup sur ma planche, mais ce n’est pas effectivement complètement un hasard.
Vous vous les gardiez pour les moments où vous seriez moins inspirée ? Allez, aujourd’hui, je me fais des hachures...
Ah non, en général, quand je démarre une planche, je la finis plus ou moins.
Votre projet d’adapter Dumas avait un fort potentiel commercial à la base. Quand vous avez démarché les éditeurs, vous ont-ils reproché votre côté trop “arty”, pas assez “mainstream”, qui aurait pu faire vendre plus ?
Non, pas vraiment. J’ai eu un peu de mal à trouver un éditeur, mais on ne m’a rien reproché de particulier.
Justement, comment cela s’est-il passé avec Ankama ?
Très bien ! Je suis arrivée un peu par hasard, par Gabriel Schemoul dont je parlais tout à l’heure, qui a créé des belles choses, Ryoshi chez Cornélius, et Mamohtobo chez Gallimard / Bayou, qui est un jeune auteur très talentueux, et avec qui j’ai travaillé sur la production du dessin animé du Chat du Rabbin. Il était en contact avec Jean-David Morvan pour un projet et il m’a dit que ce qui était en train de se faire chez Ankama était fabuleux : "Il faut absolument y aller, envoie un mail à Morvan !" Et c’est comme cela que je suis entrée chez Ankama, et j’en suis très contente.
Milady a été incarnée au cinéma par Mylène Demongeot, Faye Dunaway, Rebecca De Mornay... Vous êtes-vous inspirée du visage d’une de ces actrices ou pas du tout ?
Pas du tout !
Vous êtes-vous forcée à visionner des adaptations ?
Les adaptations que j’ai pu voir, c’était quand j’étais petite, et c’est plutôt ce qui m’avait donné envie de ne pas lire Les Trois Mousquetaires, donc je n’ai pas essayé de les revoir.
Dans quel état d’esprit aborde-t-on un tel personnage, ancré dans l’imaginaire collectif ?
Justement, assez librement. Comme le roman est très connu, on ne peut pas lui faire de mal, on se sent complètement libre. Il y a déjà eu tellement d’adaptations, que personne ne peut nuire à Dumas et à l’aura des Trois Mousquetaires.
Avant de lire votre album, je m’imaginais Milady en femme fatale diabolique, presque à la Frank Miller. Vous la dépeignez comme une femme fracassée, avec des déboires. Pour ceux qui n’ont pas lu Dumas, avez-vous beaucoup brodé, ou avez-vous tout pioché chez l’auteur ?
Un peu les deux. J’ai brodé sur certaines choses, mais le postulat de départ, à savoir qu’elle a été pendue et laissée pour morte par son premier mari, cela vient vraiment de Dumas. Et c’est vrai qu’une femme qui a vécu cela ne peut pas être qu’une méchante absolue. De toute façon, c’est quelqu’un de fracassé, même si c’est quelqu’un de mauvais, c’est quelqu’un de fracassé.
Le fait de reléguer les mousquetaires au second plan, est-ce parce que tout avait déjà été dit sur eux, et vous vous êtes posée en réaction à tout cela, ou bien vous êtiez-vous depuis toujours attachée au personnage de Milady ?
Quand j’ai lu le roman, je trouvais que c’était dur d’avoir gardé d’elle, dans les adaptations, le côté "grosse méchante", et d’avoir fait des mousquetaires les gentils de l’histoire, alors qu’ils se comportent largement aussi mal qu’elle.
Votre Athos est un être retors, chaque fois que vous le dessinez, on dirait qu’il est l’incarnation du diable. D’Artagnan est un simple benêt, ... Quand vous regardiez les adaptations, Athos vous apparaissait déjà comme un monstre ?
Non, justement, Athos a la réputation d’être le plus noble et le plus pur des mousquetaires, et lorsqu’on lit le livre, c’est un alcoolique, il a pendu sa femme, il fait des truc affreux même à D’Artagnan ! À un moment donné, ils gagnent des selles et des chevaux de la part du Duc de Buckingham, D’Artagnan est quelqu’un d’assez pauvre, et Athos joue le cheval et la selle de D’Artagnan aux dés parce qu’il s’ennuie ! Et D’Artagnan se retrouve sans rien, c’est hyper-dur d’infliger cela à un ami !
(par Thomas Berthelon)
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Cette interview a été diffusée dans l’émission radio "Supplement Week-End" du samedi 29 octobre 2011
En médaillon : Agnès Maupré. Photo © Thomas Berthelon
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