Comment est né ce projet d’albums classiques commentés ?
En devenant rédacteur en chef de Spirou, Frédéric Niffle avait arrêté ses éditions intégrales. D’une part, il n’avait plus le temps, et d’autre part, je pense qu’il voulait réfléchir à une autre manière d’aborder ces œuvres classiques de la bande dessinée, en quittant le processus de la série pour retrouver l’unicité et la saveur de l’album. Niffle est également un inconditionnel du noir et blanc, il voulait proposer un format de livre plus grand. Or, si tu agrandis comme ici de 20% les cases dans un album au gabarit classique, cela devient non manipulable. Le pire exemple de ça, qui est très beau, mais selon moi illisible, ce sont les formats monumentaux de Franquin édités par Marsu Productions. On feuillette ça en voyant la planche originale, bien reproduite, mais je trouve qu’on ne lit pas véritablement. À l’heure actuelle, on a soit des intégrales exhaustives pour les collectionneurs, soit cette culture du beau livre d’art, qu’on feuillette mais qu’on ne lit pas. Je pense que Frédéric a eu envie de trouver une troisième voie : faire un beau livre, mais qui se lit. Au final, j’ai l’impression que publié comme tel, ça prend une dimension de roman graphique. Cela dit, on ne veut pas intellectualiser les choses, mais donner cette apparence de roman pour que l’on puisse s’immerger dans l’histoire sans forcément avoir lu les autres titres de la série « Gil Jourdan ».
Le format et la maquette sont inédits…
Oui, le gabarit carré permet plus de souplesse que le format à l’italienne. On peut découper la planche en deux parties sans problème : il est possible d’agrandir les cases tout en conservant le confort de lecture. L’autre grand avantage, c’est que l’on retrouve les chutes de page, la saveur du feuilleton et le suspens. Ces chutes étaient inhérentes à la façon d’écrire des auteurs des années 1950 et 1960, c’est bien de les restituer. Je pense que la maquette imaginée par Frédéric Niffle permet de lire et de redécouvrir ces classiques dans une forme particulièrement juste.
Après celle de Peyo, vous avez un temps travaillé à une biographie de Maurice Tillieux. Il n’est donc pas surprenant que le premier titre de la collection soit consacré à un de ces albums…
La biographie de Tillieux a longtemps été mon serpent de mer. J’ai fait quelques entretiens et puis je me suis rendu compte assez rapidement de deux choses. D’abord, il est mort depuis très longtemps, c’est de l’histoire plutôt que du journalisme, et je ne suis pas historien. Faire parler les morts… c’est compliqué. J’ai fait des entretiens avec un copain d’enfance, avec Gos, avec Roba et j’ai une dizaine d’autres interviews en réserve. J’ai également réalisé que je ne m’intéressais en réalité qu’à une très courte période de la carrière de Tillieux. En résumé, à partir du moment où il n’est plus que scénariste, ça devient moins intéressant dans l’optique d’une biographie. Pour moi, il y a un moment de grâce qui correspond graphiquement à la fin des « Félix », le début de « Gil Jourdan » et qui s’étire grosso modo jusque l’album « Les Moines rouges ». C’est un corpus qui constitue six ans de sa vie. Réalisant cela, ça faisait court pour me tenir en haleine. Une biographie, c’est s’embarquer dans des recherches intenses d’au moins un an si on veut faire les choses convenablement. Professionnellement, je n’avais plus le temps. C’est aussi la raison pour laquelle, j’ai dû abandonner le projet biographique concernant Franquin.
Un projet dont vous n’aviez jamais parlé jusqu’ici…
Juste après ma biographie de Peyo, je voulais faire un diptyque puisque dans ce livre, on parlait beaucoup de Franquin. Je me suis adressé à Isabelle, sa fille. Elle traversait une période compliquée et n’a pas donné suite immédiatement. Nous nous sommes retrouvés au moment de l’exposition « L’Atelier de Franquin, Morris, Jijé et Will » au Centre Belge de la Bande Dessinée. Durant la préparation de l’événement, nous avons sympathisé et elle était prête à m’ouvrir beaucoup de choses. J’ai été fort tenté à un moment, puis j’ai dû renoncer pour deux raisons. Par manque de temps, d’abord. Mais plus encore car je me suis senti gavé par les nombreux livres au sujet de Franquin, il y en avait trois par an. Autant Peyo, il n’y avait rien quand je me suis penché sur son cas. C’était le cas de Tillieux également. Il y a des endroits où j’aime aller parce que j’ai l’impression d’être avec un piolet et de défricher un territoire. Si c’est pour siphonner des travaux existants, comme les entretiens de Franquin avec Numa Sadoul par exemple, je ne vois pas l’intérêt. J’aime travailler à partir de mon propre matériel et pouvoir faire un travail journalistique, pas uniquement remuer des archives. Je ne suis plus un marathonien, mais aujourd’hui, je prends un plaisir infini à m’attaquer à des projets ponctuels et spécifiques comme cette édition commentée de « La Voiture immergée ».
Ce livre inaugure une collection qui va explorer les années 50 / 60. Une période que l’on pourrait qualifier d’âge d’or de la BD belge… En quoi, ce travail est différent de celui que vous aviez réalisé pour l’édition commentée du « Schtroumpfissime », par exemple ?
Oh, la différence majeure ce que pour « Le Schtroumpfissime » je pouvais, je devais même travailler sur l’iconographie. Ça me permettait de sortir du commentaire page à page, faire des digressions intéressantes. Graphiquement, on voulait montrer des perles de l’époque. Avec la collection 50 / 60, j’évoque des choses mais c’est au lecteur de faire la démarche d’aller voir les œuvres ou films évoqués. On convoque les images mentales des lecteurs, mais ce n’est pas un livre de mise en perspective graphique. C’est une lecture, elle ne prétend pas détenir la vérité définitive, mais elle met en parallèle des idées, des inspirations. Tout le monde a toujours dit : « Tillieux, c’est le Michel Audiard de la BD », pour moi ce n’est pas vrai et j’explique pourquoi. Je ne peux pas prouver que Tillieux a lu « Les Dossiers de l’agence O », mais c’est extrêmement troublant : l’ancien cambrioleur, le flic,… Comme lecteur de biographies ou de livres d’entretiens, j’aime ressentir que le type a une culture qui ne s’arrête pas au domaine qu’il traite. C’est ce qui rend passionnant l’approche de quelqu’un comme Philippe Capart avec sa revue La Crypte Tonique, par exemple. Pour ma part, j’essaie de rester avant tout un vulgarisateur.
Comment faire pour décortiquer un classique sans le vider de sa substantifique moelle ou le noyer dans le commentaire ? Comment trouver l’équilibre ?
Je commence par relire l’album. Je laisse infuser et j’essaie de noter une idée par page. Ce qui est important c’est de ne jamais trop s’éloigner de l’histoire que l’on commente. Le texte doit être le plus morcelé possible. Comment ne pas épuiser la saveur de l’œuvre dès lors ? Il faut toujours un élément informatif ou un parallélisme intéressant. Le commentaire doit être une lecture, une proposition. Il ne doit pas pointer d’autorité un détail et dire : « Regardez, ça c’est génial ». Le noir et blanc joue un rôle également. Il met en lumière des détails que la mise en couleurs d’époque cachait. Mon commentaire, c’est celui d’un lecteur qui a un background graphique et de par ma pratique de critique cinéma, je connais bien le langage de l’image.
Que représente le travail documentaire dans l’élaboration de votre texte ?
J’ai enregistré beaucoup d’entretiens au cours de ma carrière ; je peux également m’appuyer sur plus de cinq ans de chroniques « Les aventures d’un journal » dans Spirou. Toutes ces recherches sont devenues une sorte de grand magma, que je rafraîchis sans cesse. Je pense que pour certains titres ultérieurs, il y aura des recherches spécifiques à faire. Je ne peux pas écrire ce genre de textes sans avoir à disposition une masse de documents.
Vous diriez que c’est le travail le plus compliqué que vous ayez eu à écrire dans le domaine de la bande dessinée ?
Oui. Lorsque j’ai écrit la biographie de Peyo, la phase d’écriture et de synthèse était une récompense après des mois et des mois de recherches. Ici, je passe d’abord par un stade très difficile : la liste des idées par pages. À cette étape, je sue sang et eau pour trouver les angles pertinents. Ça demande une grande rigueur. Je pense souvent à la phrase célèbre de François Mauriac qui écrivait son bloc-notes pour L’Express. Un jour, Françoise Giroud lui rembarre un texte, trop long de 500 signes et Mauriac lui répond « Désolé Françoise, je n’ai pas eu le temps de faire plus court. » Ça résumé tout : le problème c’est que bien souvent, faire plus court demande plus de temps.
Il y a une idée qui traverse votre commentaire, c’est que Tillieux est le plus moderne des classiques de cette période-là…
Je pense que c’est vrai. C’est le plus moderne et vraiment le plus adulte, c’est très flagrant. Ce n’est pas pour rien qu’il n’a pas fait partie du carré d’as Morris – Peyo – Roba – Franquin au niveau des ventes. Spirou était tout public, mais les histoires de Tillieux étaient très adultes ! J’ajouterais que Gil Jourdan n’est pas un personnage sympathique, il est arrogant, froid, il méprise son petit personnel. C’est très à contre-courant de l’époque !
À quel public s’adresse cette collection de classiques commentés ?
Pas uniquement aux collectionneurs exhaustifs. On est heureux de leur faire plaisir, mais on aimerait faire découvrir ces classiques à un lectorat d’une autre génération ou amateur de beaux livres, de graphisme, de noir et blanc,… En culture, il y a une dictature de la nouveauté, qui fait qu’on délaisse parfois les classiques...
Ce que n’est que très récemment que les grands éditeurs ont commencé à mettre en valeur leur incroyable patrimoine. Qui plus est aiguillonnés par de plus petites structures qui ont fait un travail de réédition exceptionnel !
Tout à fait ! Si Michel Deligne n’avait pas réédité les « Félix » ou « Bob Bang » de Tillieux, Dupuis ne se serait peut-être jamais rendu compte de la valeur de son œuvre ! Tillieux a vécu une deuxième jeunesse, est allé au Festival d’Angoulême pour signer ces rééditions de Deligne ! Les maquettes étaient moches, mais il exhumait des choses.
Dernière question rituelle pour conclure. Quel est l’album qui vous a donné l’envie d’écrire sur la bande dessinée ?
Je pense que c’est « Johan et Pirlouit ». Enfant, je dessinais des bandes moyenâgeuses avec Johan, Hubert et un roi avec un manteau d’hermine rouge. C’est fondateur. Pirlouit est pour moi le personnage le plus 100% lié à la magie de la bande dessinée, il ne peut pas fonctionner en littérature, ni en cinéma.
(par Morgan Di Salvia)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Illustrations : © Tillieux - Dupuis - Niffle
Photos : © M. Di Salvia
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