Pouvez-vous nous présenter L’Indispensable ?
La revue L’Indispensable dont le premier numéro est paru en octobre n’est pas « nouvelle », si l’on peut dire… Elle a déjà connue quelques numéros qui furent publiés il y a une grosse décennie entre 1998 et 2000.
Néanmoins, pendant ses deux belles années d’existence, des auteurs de tous les horizons se sont exprimés dans ses pages. L’Indispensable offrait déjà la parole à ces créateurs souvent silencieux, trop cantonnés et enfermés par une presse dite « spécialisée » dans leur rôles restrictifs d’auteurs de « bédé ». Et ils avaient beaucoup de choses à raconter, tant sur les plans artistique et créatif que sur d’autres sujets politiques, culturels, historiques, sociaux… et bien sûr personnels !
Ils ont démontré, par la même occasion, que la voie et les voix de la bande dessinée ne peuvent se concevoir sans chemins de traverse.
En se positionnant à leur écoute, L’Indispensable entendait (et entend, aujourd’hui encore) défendre la bande dessinée en général, en l’accompagnant loin des connotations bêtifiantes et infantiles qui lui étaient accolées.
Mais voilà, pétard de sort ! Après 5 numéros (du 0 au 4), ne possédant pas les moyens financiers de son ambition, L’Indispensable connaissait son bug de l’an 2000. Fort heureusement, aujourd’hui, L’Indispensable renaît de ses cendres. Sa nouvelle équipe, une « quadruplette languedocienne » (qui exerce dans d’autres domaines d’activités professionnels, et qui consacre toutes ses nuits à la réalisation de la revue quand les enfants sont couchés) reprend son chemin de plus belle et à sa manière.
Une manière d’échapper au discours pré-formaté du marché et d’ouvrir, de nouveau, un dialogue fécond où la bande dessinée se donne aussi à penser, et pas seulement à consommer.
Aujourd’hui, l’accueil général que nous ont réservé les libraires, les lecteurs et les auteurs dès le premier numéro de cette nouvelle vie, nous comble. Cet accueil agit sur nous comme un baume et (ré-)compense nos micro-nuits -quand elles ne sont pas blanches- et nos maux de tête… Alea jacta est !
Le ton est relativement intellectuel, que cela soit dans les articles ou dans les entretiens. La filiation avec feus Les Cahiers de la Bande Dessinée est d’ailleurs assez évidente. Vous en revendiquez-vous et à quel public destinez-vous la revue ?
Dans la forme, (longs entretiens, articles de fond et critiques de livres étayées), L’Indispensable peut effectivement être comparé ou affilié aux « Cahiers » de l’époque Thierry Groensteen. Lorsque Christophe Segura et moi-même avons créé L’Indispensable, il y a maintenant 14 ans, nous avions bien sûr cette revue en tête. En hommage, le nom de L’Indispensable est d’ailleurs tiré d’une rubrique des « Cahiers ». Mais c’est aussi un petit pied de nez respectueux à cet intellectualisme, très souvent décrié, qui noircissait les pages de cette désormais mythique revue d’études : quel nom plus ridicule pour une revue que « L’Indispensable » ?!
Adolescents, nous nous jetions comme des affamés sur l’entretien-phare consacré à l’auteur invité par l’équipe des « Cahiers », puis nous lisions avec curiosité et grand intérêt les critiques de livres qui sortaient des sentiers battus avant, souvent, de piquer du nez sur les articles de fond sans y comprendre grand-chose (si ce n’était rien…).
Aujourd’hui, cette politique rédactionnelle et ses longs articles, souvent difficiles, peuvent relever du stérile, de l’inutile, du pédant, du désuet et j’en passe, chez certains esprits chagrins. Il n’empêche ! Par ces mêmes articles, les rédacteurs des « Cahiers » ont essuyé les plâtres et relevé l’esprit critique dans le 9e art. Ils ont montré une direction et un chemin que la littérature et le cinéma avaient emprunté depuis longtemps… et à raison !
Certes, cela ne s’est pas fait sans un radicalisme certain qui prête encore le flanc à la moquerie, mais leur apport réfléchi, passionné et totalement légitime, a plus fait pour la bande dessinée, rétrospectivement, que n’importe quel autre support « critique » professionnel, depuis. En tous les cas, je reste convaincu qu’elle peut être fière de son numéro, en grande partie grâce à eux.
Vous savez, si le refus de la facilité dans le contenu des entretiens, le refus de la gratuité dans la rédaction des articles et le refus de la publicité déguisée en critique de livre, relèvent d’un positionnement intellectuel, alors oui : le ton de L’Indispensable est intellectuel ! Dans l’entretien qu’il nous accordait en 1999, François Schuiten prononçait ces quelques mots en s’adressant à l’ensemble des critiques, professionnels ou non : « Vous devez critiquer nos livres (…) Nous devons encore recevoir des baffes et être secoués ».
Voilà : je crois qu’il a tout dit ! Si les critiques veulent pouvoir « secouer » un auteur, et contribuer à l’établissement d’une bande dessinée vivante et non consensuelle, ils ont intérêt à sortir de leur torpeur pour élever le contenu de leurs articles à la hauteur du travail des auteurs ; et c’est le minimum que nous devons à l’égard de ces derniers ! La critique est un échange. Pas une sentence !
De nombreux critiques spécialisés ont oublié, quand ils ne l’ignorent pas, qu’ils sont responsables de leurs écrits, et en cela et pour cela, ils doivent s’interdire la facilité et sa siamoise maligne, la gratuité. Une critique se rédige difficilement en cinq minutes sur un coin de table, sans recul ni mise en perspective… à moins de faire un copié-collé du texte de présentation du livre (exercice archi-répandu), envoyé par le service communication de l’éditeur, et joint au livre cédé gratuitement au critique.
C’est là, un manque de respect total à l’encontre de l’auteur et du lecteur. Le pire que l’on puisse trouver comme cas de figure irrespectueux, c’est une critique assassine et purement formelle d’un ouvrage. Une critique simpliste et épidermique. Malheureusement, la critique épidermique se retrouve trop présente dans les colonnes des médias spécialisés virtuels, et les exceptions (fort heureusement nombreuses, cela dit, car une forme de résistance s’est mise en place depuis quelques années) ne font que confirmer un état de fait.
Le sentiment d’impunité que procure l’instantanéité de l’Internet est source de tous les dérapages incontrôlés (au mieux) et cyniquement contrôlés (au pire). Sur une bonne partie de la toile franco-belge, le plus important n’est pas ce que le rédacteur pense de l’ouvrage auquel il s’attache à rédiger quelques lignes pour donner le change, mais le nombre de « notes/étoiles/éclairs » qui valide son jugement (c’est rapide, pas fatiguant, et c’est super fun de jouer pour de vrai à être un Roy Bean spécialisé).
Ajoutons à cela, le besoin de générer un nombre de clics conséquent autour de la pseudo-critique… et la Messe est dite ! Et pour cela, bien sûr, rien de tel qu’un bon « buzz », quitte à détruire par le processus viral et en quelques heures le travail d’une ou plusieurs années sans argument constructif qui pourrait permettre d’établir une discussion, un véritable échange avec l’auteur concerné.
Aujourd’hui, sur le Net, on peut non seulement dézinguer le boulot d’un auteur, mais aussi (grande avancée technologique) l’auteur lui-même (bingo !) quand il a l’outrecuidance de chercher à se défendre, et le malheur de demander des explications solides, par tradition absentes des dits articles. Comme l’écrivait si bien Sacha Guitry : "La critique est facile, l’éloge est difficile".
De trop nombreux critiques se désengagent et rédigent souvent des bafouilles pour indiquer au premier degré aux éditeurs qu’ils ont lu leurs ouvrages (et en second rideau, qu’il faut continuer à leur envoyer des livres gratuits). La démarche n’est pas la même dans les pages d’une revue de papier, pour laquelle le processus classique d’élaboration incite à la prise de recul et au discernement dans les propos qui restent « gravés dans le marbre » sur les étagères des bibliothèques, et ne disparaissent pas chassés par de nouvelles « mises en ligne » html très pratiques… Si seulement une vraie presse papier, importante et éclectique, se décidait à refleurir dans les kiosques !
En redonnant vie à L’Indispensable, Alain Watier (le directeur de publication), Christophe Segura (le concepteur graphique), Lionel Garcia (qui co-dirige le rédactionnel) et moi-même, cherchons avant tout et avec nos tous petits moyens à rendre le lecteur curieux de manière entière et subjective. Nous souhaitons l’inciter à quitter son pré-carré, à s’éloigner de ce qu’il connaît par cœur, à se sevrer du diktat de la nouveauté et de l’évènementiel, et le plus important de tout : à outrepasser les clivages institués par les intégrismes de tous bords !
On vous sent en colère (entre autres contre les journalistes de l’Internet et le système des services de presse) et surtout exigeant : vous fustigez également par exemple dans votre édito du numéro 1 la surproduction actuelle. Pensez-vous arriver à trouver une place et être visible dans cette multitude de sorties en librairie ? Parlez-nous du numéro 2 qui va sortir.
Je ne suis pas en colère, mais dépité par le niveau critique -au ras des pâquerettes- qui pullule jovialement sur la toile (quand ce n’est pas anonymement épidermique aux bons soins des internautes). Le système du service de presse, pour sa part, est nécessaire car il est financièrement impossible d’acquérir suffisamment d’ouvrages pour y découvrir les « indispensables » (si j’ose dire) qui s’y cachent.
Ce qui est déplorable, encore une fois, c’est le traitement qui est réservé au service de presse par la majorité de ceux qui en tirent bénéfice.
La production hystérique des éditeurs est en effet un problème vital pour les auteurs de bande dessinée. Trop de choix tue le choix et le pouvoir d’achat du lectorat n’est pas élastique. Dans ces conditions, nous assistons depuis quelques années à une paupérisation grandissante chez les jeunes auteurs. La visibilité du travail accompli est primordiale et aujourd’hui ; on peut dire qu’en entrant chez un libraire, le lecteur ne voit plus rien, tant il est sollicité par le flot obèse et constant des nouveautés (pour celles qui ont la chance d’être exposées).
Dans ce paysage éditorial mortifère aux allures chatoyantes, L’Indispensable doit aussi jouer des coudes pour trouver sa toute petite place avec son numéro 2 à venir pour le 19 janvier 2012. Pour l’occasion, nous sommes allés à la rencontre de Frank Le Gall, Philippe Petit-Roulet et Ville Ranta.
Nous avons, entre autre et pour exemple, fait une escale scandinave pour parler de bande dessinée finlandaise, et avons également déniché, aux États-Unis, des daguerréotypes de Mike Steve Blueberry, inédits et inconnus de Jean-Michel Charlier lui-même, lorsqu’il réalisait le dossier de « Ballade pour un cercueil ».
Au final, le contenu de ce numéro est suffisamment éclectique pour que sa lecture soit une petite aventure. Le numéro 3 est en cours de bouclage et réservera aussi ses propres surprises. L’aventure peut se poursuivre longtemps, comme elle peut s’arrêter rapidement. Nous en sommes conscients et c’est pour cela que chaque numéro est une fête. Je reste persuadé qu’un support critique et de fond sur papier est justifié, possible et nécessaire. Quant à dire que L’Indispensable est celui-là… seul l’avenir nous le dira !
(par François Boudet)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion