Le trirème amiral de ces collections est sans conteste piloté par le personnage d’Alix. Créée par pour le Journal Tintin en 1948, la série régulière se compose d’un premier lot de 18 albums où Jacques Martin est (à peu près) seul à la barre, forgeant un style réaliste « canonique » à partir de l’album Les Légions perdues (1962).
Quand, à partir du début des années 1990, la vision de l’artiste commence à être déficiente, il forme sous sa direction un atelier de dessinateurs tenus de perpétuer son style. Entre Rafaël Morales, Christophe Simon et Ferry, le dessin s’éloigne parfois du canon, mais maintient une « ligne martinienne », unifiée par une mise en couleurs et un lettrage très codifiés. Quant au scénario, qui part systématiquement d’une anecdote historique référencée, il commence à être confié, toujours sous sa direction, à d’autres plumes comme François Maingoval ou Patrick Weber. Des travaux, confiés souvent à des auteurs souvent débutants, qui respectent scrupuleusement l’univers d’origine.
Une succession organisée
Avec le décès de Jacques Martin en janvier 2010, une nouvelle ère commence qui préserve peu ou prou le style « canonique » initial. Dès la fin de l’année de sa disparition, les premiers titres d’Alix « sans Jacques Martin » paraissent…
L’idée est d’opérer avec deux équipes parallèles, à l’image de ce que fait Dargaud-Lombard sur Blake et Mortimer, afin d’assurer la production régulière (un à deux albums par an) d’une série soutenue par des fans fidèles : Christophe Simon, Giorgio Albertini, Chrys Millien, et surtout Marco Venanzi et Marc Jailloux assurent la publication d’un album d’Alix par an, tandis qu’au scénario plusieurs scribes se succèdent, parmi lesquels François Corteggiani, Mathieu Bréda, Roger Seiter, David B. (oui, LE David B., co-créateur de L’Association et immortel auteur de L’Ascension du Haut-Mal…) et Valérie Mangin parmi les signatures marquantes.
Cette dernière, conjointe du dessinateur et scénariste Denis Bajram, historienne issue de l’Ecole des nationales chartes, réussit une belle diversification à partir de 2012 en créant Alix Senator, où elle imagine le vénérable affranchi gaulois protégé par César devenu un sénateur d’une cinquantaine d’années sous le règne de l’empereur Auguste.
Le dessin de Jacques Martin est attaché à une époque, datée diront certains : c’est une « Ligne claire » du XXe siècle qui s’inscrit dans la lignée de Hergé et de Jacobs. Force est de constater que, plus de 30 ans après la disparition du créateur original, l’univers qu’il a créé ne donne pas, grâce à ces artistes contemporains, l’impression d’une œuvre momifiée, bien au contraire.
Quoi de neuf ? Eh bien… Martin !
En particulier, cet Alix Senator. D’entrée, le dessin de Thierry Démarez, et en particulier, les couleurs de Jean-Jacques Chagnaud, s’écartent du canon martinien pour lui conférer une facture plus moderne. On peut ne pas aimer. En revanche, on peut s’arrêter sur ce qui fait la qualité cardinale de l’univers de Jacques Martin : son écriture. Le scénario du Sphinx d’or, la deuxième aventure d’Alix (1949), déjà, avait bluffé Hergé par la qualité de sa narration. Si ses Alix et ses Lefranc ont pu séduire plusieurs générations de lecteurs, c’est à l’excellence du narrateur qu’on le doit.
En historienne fiable et en narratrice talentueuse, Valérie Mangin contextualise parfaitement, dans son dernier album, Le Serment d’Arminius, l’aventure -évidemment apocryphe- du sénateur Alix, ancien ami du dictateur César et désormais protégé d’Auguste, le premier des empereurs julio-claudiens.
Aux côtés d’Alix dans cet épisode, le jeune Tibère, futur successeur d’Auguste, est ici sur le front septentrional de l’empire, aux marches de la Germanie. Il y fait montre d’une pugnacité et d’une habileté politique qui lui promet un grand destin. La scénariste raconte bien, non sans prendre une certaine liberté sur des points de détail, les tenants et les aboutissants de l’accession au pouvoir de Tibère à la tête de l’empire et notamment de son antagonisme avec Arminius. Bref, une histoire convaincante.
La série régulière n’est pas en de moins bonnes mains : en historien également, Roger Setter est l’un des scénaristes-piliers actuels de l’œuvre de Martin, nourrissant de ses scripts aussi bien la série Alix que celles de Lefranc ou de Jhen. Dans son dernier album, Le Bouclier d’Achille, on retrouve la Nemesis d’Alix, son sidekick maléfique découvert dès les premiers épisodes de la série : l’infâme Arbacès. Le récit nous mène cette fois sur les traces d’Homère et de son héros Achille, enterré dans un mausolée perdu avec son compagnon Patrocle. Le dessin est de Marc Jailloux, ancien assistant de Martin mais aussi de Gilles Chaillet, au travail impeccable. Jailloux est sans conteste un des meilleurs repreneurs de l’univers martinien.
Un aventurier des Golden Sixties
Après une période en dents de scie sur le plan graphique pendant la décennie 2000-2010, l’autre série iconique de Jacques Martin, Guy Lefranc, trouve depuis une quinzaine d’années une profitable stabilité avec la publication d’une nouvelle aventure annuelle grâce aux dessins, en alternance, de Régric et Christophe Alvès, l’un et l’autre très fidèles au dessin martinien. Les scénarios ne se valent pas mais dans les plus récents, les apports de Roger Seiter et de François Corteggiani (décédé en 2022) ont sans doute contribué à une stabilité providentielle.
Dernier titre signé Corteggiani (qui a droit dans cet album à un émouvant dossier-hommage) : La Route de Los Angeles. Il nous offre une trame des plus classiques, pas trop mal troussée mais attendue, autour du mythe de Marilyn Monroe et de ses liens supposés avec les frères Kennedy et la mafia. L’originalité, en forme de clin d’œil, de cet album tient par la présence, dans un rôle secondaire, d’un personnage réel : l’écrivain Bob Garcia, un spécialiste d’Hergé bien connu des tintinophiles et des avocats de Moulinsart/Tintin Imaginatio. Le dessin d’Alvès est certes, à notre sens, moins parfait que celui de Régric, l’autre dessinateur de la série, mais il fait néanmoins le job de façon tout à fait efficace.
Le titre le plus récent, Bombes H sur Alméria qui paraît ce mois-ci, est conforme au cahier de charges. Seiter s’inspire d’un fait historique avéré : la perte en Espagne, en 1966, de quatre bombes H de l’armée américaine à la suite d’une collision entre le B52 qui les transportait avec un autre avion. Seiter greffe sur cet incident une histoire d’amour inconnue entre un oncle de Guy Lefranc - on le découvre à cette occasion, il se prénomme Antoine - ancien combattant étranger de la guerre civile espagnole et une figure de cette croisade antifasciste, secrètement recluse dans l’Espagne de Franco. Bigre !
La succession de Martin nous offre donc, quelque 75 ans après sa création, des titres diversifiés qui racontent l’Histoire, un catalogue qui a plus que doublé depuis la disparition de son géniteur, des albums au dessin classique qui se lisent sans ennui et qui entretiennent plusieurs générations de fidèles. Il n’y a pas à dire : celui-là même qui forgea le concept d’ « Ecole de Bruxelles » pour désigner les héritiers de Hergé et d’Edgar P. Jacobs dont il faisait partie, a réussi, en s’organisant de façon pragmatique, à conférer à ses successeurs et à ses lecteurs un héritage prospère et à lui-même une appréciable survivance.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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