On ne vous connaissait pas ce talent de dessinateur...
En réalité je dessine depuis toujours, j’ai travaillé pendant plus de vingt ans dans l’animation . C’est d’ailleurs une école magnifique pour apprendre le métier, mais elle a aussi ses limites. C’est là aussi et par des rencontres notamment avec Juanjo Guarnido [1] que je me suis passionné pour la BD. Si travailler dans l’animation est un travail d’équipe, cela reste toujours un peu caché, ton travail n’est donc pas connu ou très apparent. J’ai toujours aimé la BD mais il me fallait passer le cap, avoir le courage artistique, le temps et l’envie !
Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré ?
J’ai surtout été influencé par mes premières lectures de BD adulte comme Pratt, Sampayo, Eisner ou Tardi. Cette génération d’auteurs m’a profondément marqué. C’est une des raisons pour laquelle je voulais travailler en noir et blanc. L’histoire se déroule dans le quartier que j’habite à Madrid, j’y connais bien les gens, les lieux. J’ai eu recours à de nombreuses photographies retouchées, retravaillées de manière numérique. C’est une sorte de déformation professionnelle : dans l’animation, on utilise beaucoup la photo pour les décors, les engins etc. .. Les personnages sont donc inspirés de vieillards que j’ai croisés dans la rue, par exemple. Je fréquente et je connais les endroits où se déroule l’histoire. Néanmoins je n’ai pas voulu trop pousser le travail d’investigation, ça reste une fiction entre polar et drame social. Mon intention est plutôt d’utiliser le réel, d’en tirer l’influence pour donner des sujets à réfléchir, provoquer une réflexion pour aller plus loin qu’une approche strictement réaliste.
L’univers de cette histoire reste très sombre...
J’ai essayé de trouver un sujet dont j’avais peu parlé dans mes précédents livres, je voulais quelque chose inscrit dans le concret, avoir un rapport direct avec l’histoire, la réalité. La dimension sociale m’intéressait d’autant plus que cette histoire prend la forme d’un polar, un genre déjà exploré avec Guarnido dans Blacksad et dans lequel la dimension sociale n’est jamais très loin. C’est aussi l’Espagne d’aujourd’hui, une Espagne de la crise. C’est une histoire qui touche autant au polar qu’au social, à l’intime et au quotidien de chacun de nous avec nos questions, nos interrogations. La BD reste de ce point de vue, un medium génial, que j’adore car il est super pour provoquer la réflexion, et pour restituer des ambiances particulières.
On trouve aussi des séquences presque fantastiques comme, au début de l’histoire, ce curieux dialogue entre deux rats...
En effet, l’album commence avec ce dialogue des rats. Je voulais introduire une petite touche de fantastique et de fantaisie. Il y en a d’autres dans le livre. J’’aime ces moments où l’on ne sait plus si le personnage rêve, s’invente des images, se retrouve un peu perdu. Il s’agit pour moi de rechercher un équilibre entre une approche réaliste assez pesante et sombre pour apporter une autre touche, et aussi une forme de respiration. Je n’aime pas quand les personnages sont un peu trop carrés, trop lisses, identifiés ; quand tout fonctionne parfaitement ça m’inquiète ! Je préfère quand la narration dérape, quand le lecteur est bousculé dans ses certitudes. Les situations narratives ne sont pas données immédiatement, toutes faites.
Je pense qu’il faut laisser un espace au lecteur, lui laisser la possibilité de trouver sa propre explication. Il ne s’agit pas de proposer quelque chose de très clair, aux contours bien définis mais au contraire de permettre à chacun de s’approprier un univers, une situation, y compris avec ses propres clefs. Notre époque va trop vite ; on ne prend plus le temps de réfléchir, on veut la solution complète, et tout de suite. En perturbant un peu le lecteur, c’est aussi un moyen d’éveiller son sens critique par rapport à un problème, une question, un personnage...
La réalisation de l’album est plutôt soignée...
L’album a d’abord été publié au printemps en Espagne sous forme de roman graphique, dans un format plus petit. Avec Rue de Sèvres, nous avons choisi un format plus grand, un meilleur papier, une maquette qui met en valeur le travail. C’est important pour un auteur, ça l’est aussi pour le lecteur même si l’histoire est particulièrement sombre et dure. La qualité du travail est récompensée par l’accueil du public, vous savez c’est un travail long, difficile qui nécessite un courage artistique.
Après ce coup d’essai, d’autres projets ?
Le second Corto Maltese est terminé en écriture ; avec Pellejero, nous travaillons sur le story-board de ce nouvel album prévu pour fin 2017. Entre temps, d’un autre côté, il y a Blacksad pour lequel nous sommes sur un diptyque à paraître sans doute l’année prochaine. Alors, certes il y a l’envie de renouveler cette expérience en solo, le plaisir de dessiner est là, mais pour l’instant la priorité reste les séries. C’est déjà beaucoup de travail !
Pour un premier album, vous bénéficiez d’un bon accueil du public...
Oui, l’accueil est vraiment bon . Malgré le climat noir et parfois très sombre de l’histoire, les gens que je rencontre sur les dédicaces me disent qu’ils ont aimé . Pour autant, je n’ai pas forcément l’intention de rester dans cette veine. Les autres séries prennent aussi beaucoup de temps et d’énergie, mais l’envie est là !
Peu à peu le troisième âge envahit la bande dessinée. Après Les Vieux Fourneaux de Lupano et Cauuest, L’Adoption de Zidrou et Monin. Vous aussi, vous nous proposez, d’insupportables vieillards. Serait-ce une mode ?
Qui sait ? (rires) Oui, je crois qu’il y a un là, peut-être, un phénomène. Plus simplement c’est peut-être dû au vieillissement des lecteurs et aussi.... des auteurs ! Après tout, il en faut pour tout le monde ! Mais c’est aussi une histoire sur le temps qui passe, la famille, les générations et finalement la fin montre que la vie continue, malgré tout.
Propos recueillis par Patrice Gentilhomme
(par Patrice Gentilhomme)
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© Illustrations Juan Diaz Canales – Editions Rue de Sèvres 2016
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[1] Guarnido est le dessinateur de la série Blacksad, dont Juan Diaz Canales est le scénariste.
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